Éducation

Mon Père, ce Hassid

19/06/2011 | par Rou’hama King Feuerman

De toutes façons, nos enfants auront honte de nous. La question est: pour quelle raison.

Mon père pensait que les juifs orthodoxes étaient une espèce en voie de disparition. Il se considérait comme un “ Juif du ventre ”, eût égard à son régime : hareng, carpe, morue, soupe de poulet, soupe à l’oseille et raviolis à la viande. Autant de plats qui ont survécu à l’émigration des Juifs Russes et Polonais en Amérique. Ce qui ne fut pas le cas des rituels, ni du Judaïsme lui-même.

"Je vais vous dire quelque chose, monsieur King. Ne croyez surtout pas que vous leur faites une faveur"

Mon père travaillait dans les années soixante dans une boutique de prêt à porter pour hommes, la Wohlmuth Company, située à Nashville. Son collègue s’appelait Sam Golden, le premier Juif orthodoxe que mon père ait jamais rencontré. Il était stupéfait par la bonté et la générosité de Sam envers tous les quêteurs et autres incapables qui se présentaient au magasin (ou du moins tentaient…). Une fois, un homme en costume noir et chapeau se présenta pour solliciter une aumône. Mon père lui dit, "Sam est absent" et le reconduisit à la porte. Lorsque Sam fut de retour et que mon père lui annonça qu’un quêteur était venu, Sam courut au dehors et tenta vainement pendant deux heures de le retrouver. Il revint la mine défaite et dit à mon père: “Si quelqu’un se présente et a besoin de quoi que ce soit, donnez le lui, je vous rembourserai. Et puis, je vais vous dire quelque chose, monsieur King. Ne croyez surtout pas que vous leur faites une faveur. Ce sont eux qui nous en font une." 

Il était persuadé que la cacherout était une escroquerie imaginée par les rabbins

Mon père pensait que Sam était fou, mais une flamme venait de s’allumer en lui. Quelque temps après, mon père commença à mettre les Téfilines, puis il se mit à observer le Shabbat et les fêtes juives. Ma mère, issue d’une famille Séfarade traditionnaliste, s’accommoda de ces changements. Pourtant, mon père n'était pas véritablement passé “de l’autre côté de la barrière”, il gardait une certaine manière de penser. Il admirait les rabbins, mais en même temps se méfiait d’eux. Il était persuadé que la cacherout était une escroquerie imaginée par les rabbins pour s’enrichir. Il ne supportait pas non plus les rites synagogaux. Lorsque le président de la synagogue prenait la parole, mon père disait: “Cet homme aime s’entendre parler." Il ne comprenait pas l’attachement du Judaïsme aux détails et aux lois. Quand le temps sera venu pour moi de rejoindre le ciel, nous disait-il, Dieu va-t-il vraiment me dire: “Bert, tu as déchiré du papier toilette pendant Shabbat, tu n’as pas ta place ici.”? 
 
Et pourtant, c’est sa méfiance envers les rabbins et son désir de l’emporter sur eux, qui l’ont progressivement conduit à se rapprocher de la synagogue et assister aux cours hebdomadaires de Torah donnés par le Rabbin. Pendant que le rabbin parlait, il se penchait en avant, attendant le moment opportun pour bondir avec une question: “Quel genre de dieu pourrait exiger d’un vieil homme de sacrifier son fils unique ? ” 

Pour moi, enfant, c’était très gênant.

"Comment les frères de Joseph ont-ils pu le vendre contre une paire de chaussures? ”  "Comment Noa’h réussit-il à faire entrer tous les animaux dans l'Arche? ”  ou :” Quelle était la véritable nature de la relation entre Abraham et Hagar?" À la surprise de mon père, le rabbin était rarement étonné ou déstabilisé par ses interventions. En fait, il les acceptait volontiers. Les autres fidèles voyaient peut-être les choses d’un autre œil: "Ça y est, Bert King revient encore à la charge! " Mais en attendant, lorsqu’ils avaient une question qu'ils n’osaient pas poser directement au Rabbin, c’est mon père qui leur servait de porte-voix. "Faites-en part à Bert," disaient-ils, “Il posera la question au rabbin." Pour moi, enfant, c’était très gênant. 
 
Au fil des ans, mon père devint de plus en plus dévoué au rabbin de la synagogue et, par extension, à la synagogue elle-même. La sagesse qui se dégageait du rabbin, aussi bien de sa vision biblique que de ses points de vue sur la vie de tous les jours, occupaient nos conversations à la table de Shabbat. Mon père était le seul à se porter volontaire pour disposer les chaises à l’occasion d’évènements qui se déroulaient à la synagogue, puis pour les plier et les ranger. Pour la construction de la Soukkah, mon père répondait naturellement présent, assisté d’un ou deux autres volontaires. Si bien que les gens ont fini par le prendre pour le concierge. Cela aussi me faisait honte. 
 
Mon père, qui connaissait à peine l'hébreu, lisait la plupart de ses prières avec une grande émotion en translittération anglaise. Moi, mes frères et mes sœurs – tous inscrits au Talmud Torah local - étions censés combler ses lacunes. Un jour, mon père nous demanda à quel moment il devait se prosterner dans la ‘Amida (prière centrale du rituel). J'avais alors sept ans et je me fis honte à moi-même : "A chaque fois que tu récites la phrase: "Baroukh Ata Hachem", plie tes genoux et prosterne toi", lui dis-je. Il suivit mes instructions, jusqu'au jour où son rabbin lui fit remarquer que cette injonction ne concernait que quatre occurrences dans la prière, au lieu des 19 que je lui avais indiquées! 
 
Si seulement quelqu'un m'avait dit: "Ton père est un Ba'al Techouva"(repentant), peut-être aurais-je été moins embarrassée par son comportement, lui qui n’arrêtait de poser des questions et de faire des choses que les autres pères ne faisaient pas. Pendant de longues années, j’ignorai ce qu’était un Ba'al Techouva. Et pour cause, je n'en avais jamais rencontré dans ma communauté Young Israel. Bien qu’ils soient aujourd’hui nombreux, c’était alors un phénomène tout a fait inconnu. 
 
J'ai peut-être servi de professeur - médiocre - de Loi Juive pour mon père, mais c’est lui qui m’a véritablement éduquée, bien qu’étant à l'époque trop gênée par lui pour en avoir conscience. Il m’a notamment appris à ne jamais mépriser un autre être humain.

"Ma chérie, vous êtes rayonnante!"

Il lui arrivait d’entrer dans une banque, d’apercevoir au guichet une femme obèse et boutonneuse, (sûrement la personne la moins attrayante que j’aie pu voir pendant toute mon adolescence), et il ouvrait ses bras en s’exclamant, "Ma chérie, vous êtes rayonnante!" (Cela se passait dans le Sud des Etats Unis, pendant les années 1970, à une époque où de telles remarques étaient encore acceptées). Elle répondait, “Allez, M. King, arrêtez », mais elle souriait. Et il lui racontait une blague, et une autre, jusqu’à ce que pouffant de rire, elle finisse par raconter une blague à son tour. 
 
Après avoir quitté la banque, je lui demandais: “Papa, qui est cette dame à laquelle tu as parlé?" Il ouvrait les mains, l’air de dire, "Aucune idée!" Il ne pouvait jamais croiser quelqu’un et l’ignorer. Je mettais cela au compte de l’influence de Sam Golden, une sorte d’héritage de son collègue de travail.  
 
Il vit une fois une vieille Chinoise en costume traditionnel, qui errait dans la rue, visiblement perdue, et marmonnait de manière incohérente. Il s’exclama : “Voilà ma Mitsva !” Il la ramena à la maison, et à force de gesticulations et autres charades, tenta d'obtenir d’elle le nom d’un membre de sa famille ou d’une personne proche. Elle était terrifiée. 
 
Lorsque son frère la retrouva enfin, mon père était en train de lui chanter des chansons tirées de la comédie musicale “ Un violon sur le toit ”, les seuls mots d'anglais qui semblaient familiers à cette vieille dame. Et elle, souriait et secouait la tête au rythme de la chanson. Pas de doute, cette Mitsva était vraiment la sienne. Il était enthousiasmé de pouvoir faire du bien autour de lui. 

“Papa, que ferais-tu si tu trouvais dix-mille Dollars dans la rue?"

Le rabbin, auquel il s’était dévoué toutes ces années, annonça un jour du haut de sa chaire qu'il y avait un homme dans la synagogue qui irait droit au Paradis, pour sa faculté à faire rire les gens et les rassurer. Cette personne n'était autre que Bert King. Ce fut l’instant le plus précieux de la vie de mon père. Pourtant, je ne pouvais me départir d’une certaine gêne à son égard. Il y avait quelque chose d’imparfait dans son attitude de générosité, surtout aux yeux d'une fille adolescente. Je ressentais cela tout en devenant plus pratiquante. 

Un jour, je demandai à mon père: “Papa, que ferais-tu si tu trouvais dix-mille Dollars dans la rue?" 
Il avait l'air mal à l'aise. Il me répondit : "je ne sais pas." 
"Que veux-tu- dire par tu ne sais pas? Tu les rendrais, non ?" Il me dit: “J’aimerais y croire, mais honnêtement, je ne peux pas te dire ce que je ferais." 
 
J'étais furieuse. C’est donc cela la piété de mon père ? Celui qui m’avait éveillée sur l’importance du Judaïsme, qui m’avais incitée à dépasser ce que j'avais reçu à la maison et à l'école? 
 
C’est alors que je lus l'histoire d'un rabbin qui avait présenté le même dilemme à trois de ses élèves. Le premier d’entre avait répondu: “j’aurais rendu l'argent."
“C’est trop facile”, déclara le rabbin.
Le second avait dit: “Je les aurais gardés.
"Tu es un voleur, dit le rabbin".
Le troisième avait dit: “J’aurais certainement voulu garder l'argent, mais j’aurais prié Dieu de tout mon cœur afin qu'il  me donne la force de résister à cette tentation." 
"Tu es un Hassid, un homme honnête" dit le rabbin. 
Mon père, en dépit - ou peut-être en vertu - de ses contradictions, était un Hassid. 
 
Maintenant que je suis mère, je me demande si je vais faire honte à mes enfants. Oui, certainement, puisque faire honte à ses enfants est d’une certaine manière inévitable. Mais la question est : comment vais-je leur faire honte - par mes bonnes actions, ou par mes mauvaises actions?

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