Odyssées Spirituelles

Pessah en enfer

14/04/2016 | par Yakov Brachfeld

Mars 1943. Dans une mansarde cachée en plein cœur du ghetto de Cracovie, deux frères juifs célèbrent le Séder de Pessah au nez et à la barbe de la Gestapo. Une poignante histoire vécue.

Face à l’horreur, l’héroïsme

Comme beaucoup de survivants de la Shoah, Moché Brachfeld (prononcé Bra’hfeld) ne fut jamais capable de raconter les atrocités dont il avait été témoin pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais lorsqu’il s’agissait d’évoquer sa volonté impérieuse – et celle de ses contemporains – de se cramponner à la foi en l’Éternel et à la pratique des commandements divins dans les conditions les plus éprouvantes, sa langue se déliait comme par enchantement. Dès que l’occasion s’en présentait, il n’avait de cesse que de raconter à ses enfants et ses petits-enfants comment lui et son frère aîné Mendel réussirent à mettre les Téfilines (phylactères) pratiquement chaque jour pendant la Shoah. Comment, à un certain moment, quelques 500 Juifs affluaient vers leur repère pour avoir, à leur tour, ce même mérite. Comment, par un hasard qui n’en était pas un, les deux frères trouvèrent un Mikvé (bain rituel) avant Yom Kippour. Comment ils parvinrent à survivre tout un Pessah en mangeant uniquement des pommes de terre. Et comment, en 1943, en plein cœur du ghetto de Cracovie, ils célébrèrent la fête de Pessah au nez et à la barbe des milices nazis.

Dans les entrailles du ghetto de Cracovie

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Nazis établirent plus de 400 ghettos afin d’isoler les Juifs du reste de la population. Cette mesure de ségrégation poursuivait plusieurs funestes objectifs, dont le premier était de nature idéologique. Il s’agissait tout d’abord d’empêcher les Juifs de « souiller » la race aryenne par leur influence ou leur simple présence. Mais le système du ghetto fut surtout utilisé comme une étape intermédiaire vers la « Solution finale ». Les dirigeants du Troisième Reich espéraient en effet que les Juifs succomberaient aux atroces conditions de vie des ghettos comme le mauvais approvisionnement en eau et en vivres, le surpeuplement, l’insalubrité et les maladies contagieuses. Quant à ceux qui survivraient à cette misère extrême, ils seraient ensuite plus aisément déportés vers les camps d’extermination. 

Mendel et Moché Brachfeld vivaient dans le ghetto de Cracovie, l’un des plus (sur)peuplés de toute la Pologne. Établi en mars 1941, il fut liquidé en mars 1943 (voir notre encadré). Les deux frères étaient les seuls survivants de la famille Brachfeld, laquelle avait été entièrement décimée par les Nazis. Ils avaient donc fait le pacte de rester ensemble coûte que coûte. Quelques semaines avant que la ville de Cracovie ne fut officiellement déclarée judenrein, les deux frères pressentirent le danger imminent qui pesait sur eux. Comprenant qu’obéir aux directives des Nazis revenait à signer leur propre arrêt de mort, ils prirent la décision de se cacher dans un endroit reculé du ghetto. Malheureusement, ils furent découverts par les Nazis et jetés en prison en compagnie de quelques cent autres détenus juifs. Avec beaucoup de dextérité, ils parvinrent à forcer le verrou de leur cellule, ce qui leur permit de s’enfuir, eux et leurs compagnons d’infortune. Par la suite, les deux fugitifs se cachèrent de greniers en greniers et de celliers en celliers, tout en s’efforçant de mettre la main sur des vivres ainsi que des faux-papiers qui leur permettraient de fuir le ghetto.

Pessah dans un grenier

Mais il y avait une autre préoccupation de taille qui tracassait les frères Brachfeld. Nous étions quelques semaines avant Pessah et Mendel et Moché ne pouvaient se résoudre à faire l’impasse sur cette fête. Par miracle, ils parvinrent à se procurer un peu de farine et d’eau destiné à la confection des Matsot. Mais il fallait maintenant se débrouiller un four pour cuire leurs galettes. À leur grande joie, ils mirent la main sur un blech, une espèce de tôle de fer qui faisait autrefois office de plaque chauffante de Chabbath. Mais il s’agissait à présent de la cachériser. Pleins d’ingéniosité, ils trouvèrent un reste de peinture très inflammable, y mirent le feu et avec ce chalumeau de fortune, ils cachérisèrent la tôle. C’est ainsi qu’ils purent cuire quelques petites Matsot en vue de la fête.

Le 23 rue Jozefonsky, où les frères Brachfeld célébrèrent leur Séder de fortune.

Le soir du Séder, Mendel et Moché prirent place autour d’une table bancale dans un petit grenier caché du 23 rue Jozefonsky, en plein cœur du ghetto de Cracovie, pour commémorer la sortie d’Égypte. Dans leurs esprits harassés dansaient les heureux souvenirs des Sédarim précédents, célébrés devant une table ornée de coupes en argent et de carafes de vin en cristal, entourés des visages bienveillants de leurs parents. Mais cette nuit-là, ils étaient seuls au monde, dans une mansarde sombre et poussiéreuse, recherchés par les SS, et avec pour toute nourriture, quelques Matsot qui avaient failli leur coûter leur vie, et un peu de bortsch rougeâtre en guise de vin. Quand au Maror, ils n’en avaient guère besoin pour se faire une image concrète de l’amertume de l’esclavage ; ils la subissaient au quotidien…

Mais quelle liberté ?

Quand vint le moment de réciter Ma Nichtana, Moché Brachfeld, qui était alors âgé de 21 ans, se tourna alors vers son frère aîné : « Mendel, je serai incapable de fêter le Séder de Pessah ce soir ! Durant le Séder, nous célébrons notre liberté, notre délivrance de l’esclavage. Mais ce soir, nous sommes poursuivis par les Nazis ! Nos parents, notre sœur et ses enfants ont tous été sauvagement assassinés ! Et toute la ville de Cracovie est à feu et à sang ! Ces Nazis accompagnés de leurs chiens sauvages ratissent le ghetto pour nous retrouver et ils ne quitteront pas le quartier avant d’avoir la certitude que tous les Juifs sont morts. Notre situation n’est-elle pas plus tragique que celle de nos ancêtres en Égypte ? Quelle sorte de liberté célébrons-nous ce soir ? »

Et Mendel Brachfeld de répondre à son cadet : « Chaque soir, dans la prière d’Arvite, nous louons le Tout-Puissant de nous avoir fait sortir d’Égypte pour nous faire accéder à une “liberté éternelle”. Cette liberté éternelle que nous avons obtenue et pour laquelle nous sommes à jamais reconnaissants n’est pas une liberté d’ordre physique, laquelle n’a fait que découler de la délivrance qui s’est produite cette nuit. C’est plutôt une liberté d’ordre spirituelle que nous reconnaissons et saluons. Car la fête de Pessah célèbre la naissance de notre peuple, le passage de notre statut d’esclaves égyptiens à celui de peuple juif, de peuple élu par l’Éternel. Le soir du Séder, nous marquons un événement exceptionnel : cette nuit unique en son genre où nous avons été affranchis de l’esclavage pour être placés sous la protection bienveillante de notre Père céleste, devenant ainsi le peuple de Dieu. Et c’est là un privilège que nul ne pourra jamais nous arracher. Quels que soient les blessures, les tortures voire les coups mortels qu’ils perpètrent sur nos corps physiques, nos néchamot (âmes juives), elles, demeureront à jamais  libres de servir le Saint béni soit-Il. »

Et sur ces paroles vibrantes de foi et de courage, Mendel et Moché Brachfeld entamèrent leur Séder de fortune. Oui, ils étaient seuls au monde. Oui, ils étaient poursuivis par les Nazis et leurs molosses. Oui, ils n’avaient rien d’autre à manger que quelques Matsot confectionnées au péril de leur vie et un ersatz de ragoût de betterave. Mais au plus profond de leurs êtres, ils étaient des hommes libres. Des hommes éternellement libres…

Au terme d’une longue série de miracles, les frères Brachfeld survécurent à la Shoah. Ils reconstruisirent leurs vies et se marièrent, élevant des générations entières fidèles aux préceptes de la Torah.

Yaacov Brachfeld est l’un d’entre eux. Dans un témoignage qu’il a couché par écrit pour perpétuer la mémoire de son grand-père Moché, il précise que lorsque ce dernier racontait cette histoire à ses descendants, il concluait toujours en disant que ce Séder célébré dans le ghetto de Cracovie fut l’un des plus magnifiques de sa vie. Il répétait cette histoire avec une fierté palpable et ne concevait aucune gêne sa réticence initiale à fêter le Séder. Comme il l’expliquait ; il n’y a aucun mal à poser une question sincère ni à la répéter lorsque celle-ci donne suite à une réponse édifiante. Détail remarquable, Moché Brachfeld quitta ce monde le 9 Nissan 2008, soit 66 ans, presque jour pour jour, après avoir risqué sa vie pour confectionner des Matsot.

Mendel et Moché Brachfeld reposent aujourd’hui côte à côte à Jérusalem, au cimetière du Mont des Oliviers. Fidèles au pacte de fraternité qu’ils avaient scellé aux heures les plus tragiques de leur existence. 

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