Ticha Béav

Un cri à fendre le cœur

26/07/2017 | par Kéren Gottleib

Vous vous demandez comment prendre le deuil pour un événement survenu 2000 ans plus tôt ? Voici une histoire poignante qui transformera à tout jamais votre Ticha Béav.

Chaque année, à l’approche de Ticha Béav, j’étais prise dans un dilemme. C’est un jour où nous sommes censés pleurer la disparition de notre Temple. Ce jour-là, nous nous abstenons de manger, de boire ou de porter des chaussures en cuir, et nous suivons diverses coutumes exceptionnelles de deuil.

Chaque année, je venais à la synagogue pour écouter la lecture du Livre des Lamentations, qui déplore la destruction de Jérusalem. Cependant, chaque année, je finissais par rêvasser et mes pensées me conduisaient vers des thèmes totalement étrangers à ce jour. Lorsque l’officiant lisait des versets sur le Temple, je me déconnectais totalement, je projetais mes vacances d’été, la fête célébrant la fin de mes examens, ou j’espérais simplement que le jeûne allait bien se dérouler cette année.

En effet, il est difficile de plonger sincèrement dans l’atmosphère de deuil pour un événement survenu 2000 ans plus tôt - nous n’avons jamais vu le Temple, et nous ne sentons pas vraiment le manque dans notre vie quotidienne. Mais un jour, mon optique changea du tout au tout.

Le moment décisif

Dans le cadre de mon service militaire dans l’armée israélienne, je fus assignée à mon grand bonheur dans une unité d’enseignement. J’effectuai mon service sur le site de caravanes de Bat ‘Hatsor, près de Gadéra. Le site contenait 700 caravanes, hébergeant des milliers de nouveaux immigrants éthiopiens. Le matin, j’enseignais aux immigrants à l’école Yad Chabtaï à Ashdod. L’après-midi et le soir, je faisais office de conseillère socio-psychologique.

Cet épisode se déroula peu de temps après l’Opération Salomon en 1993, au cours de laquelle près de 14 500 Juifs originaires d’Éthiopie avaient été transportés par pont aérien en Israël. Cette opération avait été particulièrement émouvante, et toute la population israélienne avait été surprise de voir des Juifs, qui en réalité, avaient été coupés de notre peuple plusieurs générations plus tôt.

Ils observaient le Chabbat, connaissaient la plupart des fêtes et maintenaient la tradition juive d’une manière fidèle et traditionnelle. Mais il était clair que leurs connaissances étaient partielles ; la séparation qu’ils avaient vécue pendant toutes ces années avait eu une influence sur leur système de traditions.

Ils n’avaient jamais entendu parler du Jour de l’Indépendance (en Israël), ni de Yom Yérouchalayim, ni même de Pourim ou ‘Hanouka, aucun de ces événements historiques qui eurent lieu suite à leur coupure d’avec le peuple juif.

Je me rendis compte que si je ne me concentrais pas sur ces lacunes qu’il fallait combler, leur intégration en Israël ne serait jamais parfaite. Je décidai de consacrer chaque jour un temps considérable à l’enseignement du judaïsme.  

Pessa’h et la montée au Temple

Le mois de Nissan était là et j’avais commencé à enseigner des cours sur la fête de Pessa’h. Ma classe contenait 20 élèves, entre le CE2 et la sixième. (Ils étaient placés selon leur niveau de lecture plutôt que par âge). Ces enfants étaient arrivés en Israël quelques mois plus tôt et ils aimaient par-dessus tout écouter des histoires; en effet, la lecture et l’écriture hébraïque étaient encore un obstacle pour une partie d’entre eux. 

J’avais projeté de relier Pessa’h aux autres fêtes en mentionnant très brièvement les trois fêtes principales de l’année au cours desquelles le peuple juif montait à Jérusalem.

« Aujourd’hui, c’est le premier jour de Nissan, et on célèbre Pessa’h ce mois-ci », commençais-je. « Pessa’h est l’une des trois fêtes au cours desquelles le peuple juif dans son ensemble avait l’habitude de se rendre à Jérusalem, au Temple. »

À ce moment-là, un élève bondit de sa chaise, me coupant au milieu de la phrase. « Maîtresse, as-tu déjà été au Temple ? »

Je lui souris, me rendant compte qu’il était quelque peu désorienté. « Non, bien entendu, non. C’était il y a très longtemps ! »

Mon élève persistait, et d’autres élèves se joignirent à lui. « D’accord, c’était il y a très longtemps. Mais y étais-tu ? Étais-tu au Temple il y a longtemps de cela ? » 

Je souris à nouveau, cette fois-ci quelque peu désorientée moi-même. « Ne comprend-il pas ? Peut-être que mon hébreu est trop difficile pour lui », pensais-je.

« Non, mais bien sûr que non. C’était il y a très très longtemps ! »

À présent, le reste des élèves se joignirent à lui en provoquant un beau tumulte. « Tu n’y as jamais été ? » « Maîtresse, ça fait quoi d’être au Temple ? » « À quoi ressemble le Temple ? »

« Silence ! » Je tentais de calmer tout le monde. « Écoutez-moi bien: il n’y a pas de Temple ! Il y avait un Temple il y a de nombreuses années, mais aujourd’hui, nous n’avons pas de Temple. Il a été détruit, brûlé. Je n’y ai jamais été, mon père ni plus, et mon grand-père non plus ! Cela fait deux mille ans que nous n’avons pas eus de Temple ! »

Je répétais ces paroles à plusieurs reprises, comprenant très difficilement qu’ils avaient tant de difficulté à intégrer ces propos. C’était quoi, la grande affaire ? Nous avons tous grandi avec cette réalité. Pourquoi étaient-ils si perturbés ?

Le tumulte dans la classe augmentait progressivement. Ils commencèrent à parler entre eux en amharique, à débattre, traduire, expliquer et crier et je perdis totalement le contrôle de la classe. À la sonnerie, ils rassemblèrent leurs affaires de classe et coururent à la maison. Je quittais l’école épuisée et profondément troublée.

La surprise du lendemain

Le lendemain matin, j’étais à peine perturbée par les événements de la veille. En réalité, j’avais presque oublié cet incident. Ce jour-là, j’avais projeté d’enseigner simplement des matières profanes comme les mathématiques, la géométrie, etc.

Je descendis de l’autobus et avançai lentement en direction de l’école. Alors que je m’approchais de la grille, le garde posté à l’entrée s’approcha de moi, l’air quelque peu soucieux. « Dis-moi », me dit-il, « Sais-tu peut-être ce qu’il se passe ici aujourd’hui ? »

J’essayais de me rappeler d’une activité particulière projetée ce jour-là ou d’une cérémonie que j’avais oubliée, mais rien d’exceptionnel ne me vint à l’esprit.

« Pourquoi ? » lui dis-je. « Que s’est-il passé ? »

Il ne répondit pas. Il pointa du doigt en direction de l’entrée du bâtiment de l’école.

Je levais la tête et vis un groupe assez important d’immigrants éthiopiens d’âge adulte, apparemment, les parents de mes élèves. Que font-ils ici ? Et pourquoi crient-ils ?

Je les abordais, tentant de comprendre le but de leur visite grâce aux maigres connaissances en amharique que je possédais.

Lorsque je m’approchais, tout le monde se calma. L’un des adultes dont l’hébreu était d’un meilleur niveau me demanda : « Es-tu la maîtresse de nos enfants ? »

« Oui, » répondis-je. « Quel est le problème, monsieur ? »

« Nos enfants sont rentrés à la maison hier et nous ont raconté que leur maîtresse leur avait enseigné que le Temple de Jérusalem n’existe plus. Qui pourrait bien leur dire une telle bêtise ? » me demanda-t-il en me décochant un regard de colère.

« C’est moi qui leur ai raconté cela. Nous parlions du Temple et j’ai senti qu’ils étaient un peu désorientés à ce sujet. Je leur ai alors expliqué que le Temple avait été brûlé il y a des milliers d’années et qu’aujourd’hui, nous n’avons plus de Temple. C’est tout. Pourquoi en faire tout un plat ? »

Il était incrédule. « Quoi ? De quoi parles-tu? »

J’étais encore plus déroutée qu’avant. « Je ne comprends pas. Pourquoi êtes-vous tous fâchés ? Je leur ai simplement rappelé que le Temple a été détruit et qu’il n’existe plus aujourd’hui. »

Les protestations reprirent, cette fois-ci plus fortes qu’avant.

Le représentant calma les autres adultes, et s’adressa à nouveau à moi. « En es-tu sûre ? »

« Est-ce que je suis certaine que le Temple a été détruit ? Bien entendu, j’en suis sûre ! » J’avais du mal à cacher un sourire. Quelle scène étrange.

L’homme se tourna vers ses amis et d’un ton dramatique, traduisit ce que je lui avais dit. À ce moment-là, ils commencèrent enfin à intégrer la nouvelle.

Mais maintenant, une scène différente avait succédé à la précédente : une femme tomba au sol, une seconde éclata en sanglots. Un homme à leurs côtés se contenta de me fixer d’un regard incrédule. Un groupe d’hommes troublés et incrédules commença à parler entre eux à voix basse, très vite. Les enfants se tenaient de côté, observant la scène, plongés dans la perplexité. Une autre femme commença à pousser un cri déchirant. Son mari s’approcha d’elle pour l’étreindre.

J’assistais à cette scène, totalement abasourdie.

J’avais l’impression que je venais de leur communiquer la pire nouvelle possible. On aurait dit que je venais de leur annoncer la perte d’un être cher. J’étais debout, face à un groupe de Juifs qui effectuaient un deuil sincère de la destruction du Temple.

Un Ticha Béav pas comme les autres

Quelques mois plus tard, ce fut Ticha Béav. J’avais déjà été rendue à la vie civile, prête à aller à l’université, et l’époque de mon service militaire me semblait déjà bien loin. 

Comme c’était mon habitude chaque année, je me rendis à la synagogue. À mon arrivée, tout le monde était déjà assis sur le sol (comme c’est l’usage pour les endeuillés), et j’attendais d’entendre la lecture du Livre des Lamentations. Je m’attendais, comme les années précédentes, à ce que ce jour soit un moment de rêvasserie, et j’espérais ne pas avoir trop faim.

La lecture du Livre des Lamentations commença, et je commençai à lire les deux premiers versets.

« Hélas, elle est assise dans sa solitude… comme une veuve… Elle pleure amèrement la nuit et ses larmes sont sur ses joues. Elle ne trouve aucun réconfort auprès de tous ses amants ; tous ses amis l’ont trahie, ils sont devenus ses ennemis. »

Soudain, ce premier jour du mois de Nissan commença à défiler dans ma tête. Les regards en colère de ces enfants. Les cris des parents. Les pleurs des mères. Le silence pitoyable des hommes. Le choc qui les avait bouleversés au moment de recevoir cette terrible nouvelle, comme si on venait de leur annoncer la mort d’un être cher.

À ce moment-là, je compris.

Je compris que c’est exactement ainsi que nous sommes censés pleurer la disparition du Temple à Ticha Béav. Nous sommes censés pleurer la perte de l’unité et de la paix dans le monde entier. Nous sommes supposés nous lamenter sur la disparition de la Présence divine et de la sainteté de nos vies en Israël. Nous sommes censés être peinés par la destruction de notre centre spirituel, qui servait à unifier tout le peuple juif.

Nous sommes supposés ressentir que quelque chose de très précieux nous a été pris pour toujours. Nous sommes supposés pleurer, être choqués et en colère, nous effondrer. Nous sommes censés pleurer la destruction du Temple, regretter une ère magnifique qui a été déracinée de la surface de la terre. L’incroyable proximité que nous avions avec D.ieu - ce sentiment qu’Il est sincèrement en nous - s’est évaporée et a disparu complètement.

À l’approche de Ticha Beav, je reviens sur cet incident avec mes élèves et leurs parents, et j’essaie de me relier à cette leçon capitale qu’ils m’ont apprise : ce que signifie vraiment la perte de notre saint Temple.

Crédit photo : Jody Sugar

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