Monde Juif

L’art de diriger : la version juive

02/03/2014 | par le grand rabbin Jonathan Sacks

Vous êtes à la tête d’une société, d’une équipe ou d’une famille ? Prenez de la hauteur avec ces sept grands principes de direction inspirés du judaïsme.

Le titre de cet article « L’art de diriger : la version juive » est volontairement ambigu. Il peut désigner une direction menée par des juifs, mais aussi, une direction conforme à la tradition juive, selon les principes et les valeurs du judaïsme.

Le premier cas est courant et le second, rare. Tout au long de ma carrière, j’ai eu le privilège d’être le témoin de ces deux cas. Je souhaite exprimer mes remerciements pour le passé et accorder mes bénédictions pour l’avenir, et je tiens à exposer ci-dessous sept axiomes relatifs au leadership mené en accord à la vision juive.

Principe n°1 : Diriger, c’est avant tout savoir endosser ses responsabilités.

Comparez le début du Livre de la Genèse avec le début de celui de l’Exode. Les chapitres d’ouverture de la Genèse traitent d’échecs en matière de prise responsabilité. Confronté par Dieu pour leur faute, Adam accuse Eve laquelle remet la faute sur le serpent. Caïn dit : « Suis-le gardien de mon frère ? » Même Noah, « juste, droit, parfait dans ses générations », n’a pas d’influence positive sur ses contemporains.

Par contraste, au début de l’Exode, Moïse endosse pleinement ses responsabilités. Lorsqu’il voit un Égyptien frappant un Juif, il intervient. Lorsqu’il voit deux juifs se battre, il intervient. À Midyane, lorsqu’il voit des bergers abuser des filles de Jéthro, il intervient.

Moïse, un juif élevé comme un Égyptien, pourrait avoir évité chacune de ces confrontations, mais il ne l’a pas fait. Il est l’exemple suprême de celui qui affirme : lorsque je suis témoin d’une injustice, si personne d’autre n’est prêt à agir, j’agis moi-même.

Nous trouvons trois principes relatifs à l’art de diriger au cœur du judaïsme : nous sommes libres. Nous sommes responsables. Et ensemble, nous pouvons changer le monde.

Principe n°2 : Nul ne peut diriger seul.

Dans le premier chapitre de la Genèse, nous trouvons sept occurrences du terme « tov » (bon). Nous ne trouvons que deux occurrences, dans toute la Torah, de l’expression « lo tov » (pas bon). La première, c’est lorsque Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » La seconde, c’est lorsque Jéthro voit son gendre, Moïse, assumer seul la direction du peuple, il dit alors : « Ce que tu fais n’est pas bon. » Nous ne pouvons vivre seuls. Nous ne pouvons diriger seuls. L’art de diriger implique donc la capacité à fonctionner en équipe

Un corollaire de ce principe : il n’y a pas une forme unique de leadership dans le judaïsme. Au cours des années dans le désert, il y eut trois dirigeants : Moïse, Myriam et Aharon. Moïse était proche de Dieu. Aharon était proche du peuple. Myriam conduisit les femmes et soutint ses deux frères. Nos Sages affirment que ce fut grâce à son mérite qu’il y eut de l’eau à boire dans le désert.

Au cours de l’ère biblique, on relève trois rôles de direction différents : les rois, les prêtres et les prophètes. Le roi était un dirigeant politique. Le prêtre était un chef religieux. Le prophète était un visionnaire, un homme ou une femme pétri d’idéaux et d’idées. Dans le judaïsme, le leadership est une qualité émergente composée de rôles et de perspectives multiples. Une figure unique ne peut diriger à elle seule le peuple juif.

Principe n°3 : Un vrai dirigeant se tourne vers l’avenir. Il est visionnaire.

Avant que Moïse ne puisse assumer le rôle de dirigeant, il doit vivre la vision du buisson ardent. C’est en cette occasion que son rôle lui est révélé : conduire le peuple de l’esclavage à la liberté. Il a une destination : la terre où coulent le lait et le miel. On lui confie un double défi : persuader les Égyptiens de laisser partir les Juifs et persuader les Juifs de prendre le risque de partir. Ce dernier point s’avère plus difficile que le premier défi.

Tout au long de son parcours, Moïse accomplit des signes et des prodiges.

Or, sa plus grande preuve de direction intervient le dernier mois de sa vie. Il rassemble tout le peuple sur la rive du Jourdain et prononce les discours qui forment le Livre du Deutéronome. C’est là qu’il atteint les plus hauts niveaux de prophétie, lorsque ses yeux sont tournés vers l’horizon le plus lointain de l’avenir. Il relate au peuple les défis auxquels ils seront confrontés en Terre promise. Il leur donne des lois. Il expose sa vision d’une société juste.

Il institue des principes, comme le rassemblement national tous les sept ans au cours duquel il faut lire la Torah, de sorte à rappeler périodiquement au peuple d’Israël sa mission.

Avant de pouvoir diriger, il faut avoir une vision de l’avenir et être capable de la communiquer aux autres.

Principe n°4 : Un dirigeant doit constamment parfaire ses connaissances.

Les dirigeants étudient davantage que les autres. Ils lisent également davantage que les autres. La Torah affirme qu’un roi doit écrire son propre Sefer Torah, qui « doit toujours l’accompagner, et il le lira tous les jours de son existence » (Deut. 17:19). Josué, le successeur de Moïse, reçoit cette injonction : « Garde ce Livre de la Loi toujours sur tes lèvres ; médite à son propos jour et nuit » (Josué 1:8).

Sans une étude constante, le leadership manque de direction et de profondeur.

C’est le cas même pour un leadership laïc. William Gladstone possédait une bibliothèque de plus de 30 000 livres. Parmi ceux-ci, il en lut plus de 20 000. Gladstone et Benjamin Disraeli furent des écrivains prolifiques. Winston Churchill écrivit quelque 50 ouvrages et remporta le Prix Nobel de littérature.

Visitez la maison de Ben-Gourion à Tel-Aviv et vous verrez qu’il s’agit essentiellement d’une bibliothèque de 20 000 livres. L’étude fait la différence entre l’homme d’État et le politicien, entre le dirigeant qui introduit des changements et le simple politique.

Principe n°5 : Diriger signifie avoir confiance dans les gens que l’on dirige.

Les rabbins ont livré une remarquable interprétation du passage dans lequel Moïse parle des Bné Israël : « Ils ne me croiront pas. » Dieu dit à Moïse : « Ce sont des croyants, fils de croyants, mais au bout du compte, tu ne les croiras pas. » Ils soutiennent également que le signe donné à Dieu par Moïse lorsque sa main devint lépreuse (Exode 4:6) fut une sanction pour avoir jeté le doute sur les Bné Israël. Un dirigeant doit avoir confiance dans les gens qu’il ou elle dirige.

Un principe profond est en jeu ici. Le judaïsme préfère le leadership d’influence que celui de pouvoir. Les rois ont du pouvoir. Les prophètes ont de l’influence, mais aucun pouvoir. Le pouvoir élève le leader au-dessus du peuple.

L’influence élève l’homme au-dessus de son précédent moi.

L’influence respecte les hommes ; le pouvoir contrôle les hommes.

Le judaïsme, dont la vision de la dignité humaine est la plus élevée de toutes les grandes religions, est donc profondément sceptique par rapport au pouvoir et prend en revanche l’influence très au sérieux. Voici l’un des plus grands apports du judaïsme : la forme la plus élevée de leadership est l’enseignement. Le pouvoir engendre des adeptes.

L’enseignement crée des leaders.

Principe n°6 : Diriger nécessite un bon sens du minutage.

Lorsque Moïse demande à Dieu de choisir son successeur, il dit : « Puisse l’Éternel, le Dieu omnipotent de toutes les âmes vivantes, désigner un homme pour la communauté, qu’il aille et vienne devant eux et qui les fasse sortir et les conduise » (Nombres 27:16-17).

Pourquoi cette répétition apparente ? Moïse énonce deux choses sur les qualités de chef. Un leader doit diriger de l’avant : il ou elle doit « aller et venir devant eux. » Mais il ne doit pas être trop en tête au point que s’il se retourne, il ne voit personne le suivre. Il doit les « faire sortir », à savoir qu’il doit amener les gens avec lui. Il doit avancer à un rythme que le peuple peut tolérer.

L’une des plus profondes frustrations de Moïse - nous la ressentons tout au long de la narration biblique - est le temps dont le peuple a besoin pour changer. Au bout du compte, il faudra une nouvelle génération et un nouveau dirigeant pour conduire le peuple de l’autre côté du Jourdain et en terre promise. D’où ce célèbre adage de nos Sages : « Ce n’est pas à vous d’achever la tâche, mais vous n’êtes pas non plus libres de vous en décharger. »

Le leadership nécessite d’établir un équilibre délicat entre l’impatience et la patience. Si vous allez trop vite, le peuple résiste et se révolte. Si vous allez trop lentement, ils se complaisent dans l’autosatisfaction.

La transformation prend du temps, souvent plus qu’une seule génération.

Principe 7 : Diriger est stressant et astreignant au niveau émotionnel.

Écoutez Moïse, le plus grand dirigeant que le peuple juif ait connu : « Étais-je (la femme) qui a porté ce peuple en son ventre ? Lui ai-je donné naissance ? Pourquoi me demandes-Tu de les porter en mon sein, comme une nourrice porte un nourrisson, jusqu’au pays que Tu as promis par serment à leurs ancêtres ?... Je ne puis être responsable de tout ce peuple ; cette charge est trop lourde pour moi. Si Tu me destines un tel sort, ah, je te prie, fais-moi plutôt mourir - si j’ai trouvé grâce à Tes yeux ! Et que je n’aie plus cette misère en perspective. » (Nombres, 11:11-15).

On peut trouver des sentiments semblables dans les propos d’Élie, de Jérémie et de Jonas. Tous, à un certain stade, prièrent pour mourir plutôt que de poursuivre leur mission. Des leaders qui introduisent des mutations perçoivent le besoin de changement que le peuple doit introduire. Mais le peuple, lui, est rebelle au changement et attend que le dirigeant se charge du travail.

Une vie responsable, c’est la meilleure existence possible, et toutes les douleurs et frustrations en valent la peine.

Lorsque le dirigeant retourne le défi, le peuple s’adresse à lui et l’accuse de ses problèmes. Tel fut le cas de Moïse qui est tenu responsable des épreuves rencontrées dans le désert. Élie doit être accusé d’avoir perturbé la paix. Jérémie est responsable pour les Babyloniens. Il n’est donc point étonnant que des leaders de cette envergure se sentent, par moment, dépassés et désespérés.

Pourquoi, dans ce cas, dirigent-ils ? Non pas parce qu’ils croient en eux-mêmes. Les plus grands dirigeants juifs ont douté de leurs capacités de direction. Moïse a dit : « Qui suis-je ? » « Ils ne me feront pas confiance. » « Je ne suis pas un homme de paroles. » Isaïe a dit : « Je suis un homme aux lèvres impures. » Jérémie, quant à lui, disait : « Je ne peux parler, car je suis un enfant. » Jonas, confronté au défi du leadership, choisit de fuir.

Les dirigeants dirigent, car il y a du travail, le peuple a besoin d’eux, il faut combattre et redresser l’injustice, résoudre des problèmes et des défis se profilent à l’horizon. Les dirigeants l’entendent comme un appel à répandre la lumière plutôt qu’à maudire l’obscurité. Ils dirigent, sachant que rester passifs et attendre que d’autres prennent en charge ce rôle est une option trop facile. Une vie responsable, c’est la meilleure existence possible, et toutes les douleurs et frustrations en valent la peine. Diriger, c’est être au service des autres ; la consécration suprême reçue par Moïse, ce fut celle d’être appelé « Eved Hachem » - un serviteur de Dieu - et il n’existe pas de plus haute distinction.

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