Chabbat

Tes avions chômeront le Chabbat

17/10/2013 | par Yehouda Avner

Chronique d'un débat houleux : le jour où Menahem Begin mit fin aux vols de la compagnie aérienne nationale d’Israël, El Al, le jour du Chabbat.

Cela faisait un moment que Menahem Begin, Premier ministre de l’Etat d’Israël, envisageait de défier l’un des plus puissants syndicats ouvriers du pays, celui des employés de la compagnie El Al. Begin souhaitait suspendre les opérations de la compagnie aérienne nationale depuis le vendredi soir, au coucher du soleil, jusqu'à la tombée de la nuit le samedi (c’est-à-dire pendant le temps du Chabbath), ainsi que lors des principales fêtes du calendrier juif. C’est sur ce sujet précis qu’il prit la parole à la Knesseth en mai 1982, debout à la tribune, alors qu’il était en fauteuil roulant depuis sa fracture de la hanche survenue 6 mois plus tôt. Encore très gêné dans ses déplacements, c’est avec mille peines qu’il gravit les marches menant à la chaire, s'aidant de sa canne, tout en s'appuyant sur le bras d'un huissier.

Depuis quelques temps, les couloirs et antichambres de la Knesseth étaient investis par des hommes trapus et musclés, plus nombreux chaque jour, qui tentaient de séduire les membres de la commission parlementaire. Ces individus étaient les leaders du syndicat d'El Al qui, flanqués de leurs avocats lobbyistes, avaient la ferme intention de contrecarrer le plan du Premier Ministre visant à interdire les vols commerciaux les jours chômés juifs. Ils exerçaient une pression ininterrompue sur les parlementaires, utilisant tous les moyens, depuis la pétition jusqu'au harcèlement…

Menahem Begin prit la parole : "M. le Président, Mesdames et Messieurs les membres de la Knesseth, le gouvernement a décidé que d'ici un délai de trois mois, les appareils de notre compagnie aérienne nationale El Al ne voleraient plus les jours de Chabbath et de fêtes juives."

En entendant cette très franche entrée en matière, les visages des syndicalistes qui suivaient les débats depuis les bancs réservés au public se crispèrent, et leurs regards exprimèrent une haine farouche. Les bancs de l'opposition laissèrent éclater une fureur paroxystique :

"Et pourquoi pas couper la télévision pendant Chabbath, tant qu'on y est ?" lança quelqu'un.

"Tu veux pas aussi stopper les navires marchands en pleine mer ?" hurla un autre.

Ces railleries ne firent pas ciller le Premier Ministre un seul instant. Au contraire, cela sembla lui donner un nouveau souffle. "Vous pouvez hurler tant que vous voulez" lâcha-t-il… Puis, en excellent tribun qu'il était, lui qui avait bâti toute sa carrière politique sur sa force oratoire, il prit un ton grave, une voix emphatique, et se lança dans la joute verbale, en combinant un style habile, une cadence adaptée, et une énergie intellectuelle brillante et solidement argumentée :

"Il y a quarante ans de cela, j'ai quitté l'exil pour monter en Israël. Mais sont restés gravés dans ma mémoire ces millions de Juifs, ces gens simples, trimant pour leur maigre gagne-pain dans cette diaspora désespérée, où les tempêtes d'antisémitisme faisaient rage. On ne leur permettait pas de travailler le dimanche, jour du repos chrétien, et eux refusaient de profaner leur jour de repos, le Chabbath, car ils respectaient le second des Dix commandements : "Souviens-toi du jour du Chabbath pour le sanctifier". Ainsi, chaque semaine, ils sacrifiaient deux jours entiers de revenus pourtant si difficiles à acquérir. Cela signifiait la misère pour beaucoup d'entre eux. Malgré cela, envers et contre tout, ils ne profanaient pas le jour du Chabbath."

"Si c'est ça, arrête aussi les matchs de foot !" interrompit un parlementaire, déclenchant dans son sillage une nouvelle rafale de quolibets, de sifflets et d'injures.

Une seule et unique nation

Menahem Begin réussit très adroitement à calmer la cacophonie en invoquant la légendaire Salonique juive, si bien que finalement toute l'assemblée lui prêta l'oreille. "Il existe un port de Grèce appelé Salonique, qui était habité par une immense communauté juive avant la Seconde Guerre Mondiale. La grande majorité des dockers étaient juifs, et ils refusaient de travailler le jour du Chabbath. Ils ont préféré renoncer à leur paie plutôt que de profaner ce jour saint. Les non-Juifs qui vivaient avec eux ont considéré cela comme un fait accompli, et le port a tout simplement été fermé le jour du Chabbath. Imaginez un peu ca !"

"Et toi tu veux fermer le pays tout entier, et nous renvoyer au Moyen Âge !" cria quelqu'un.

Chabbath comporte un principe socio-éthique sans pareil.

"Ah, le Moyen Âge…" reprit le Premier ministre sur un ton sarcastique, et ce pour le plus grand plaisir de ses partisans. Calmement, il leva sa main droite en faisant mine d'attraper une balle, la renvoya symboliquement vers le perturbateur et reprit sa rhétorique : "Le Moyen-âge, dites-vous… Laissez-moi vous dire quelque chose, mon cher ami socialiste : Chabbath comporte un principe socio-éthique sans pareil. Il s'agit de l'une des valeurs les plus élevées dans toute l'humanité. Elle provient directement de nous, les Juifs. Directement et exclusivement.

Aucune autre civilisation dans l'histoire de l'humanité n'admettait de jour de repos. L'Égypte ancienne avait une culture extraordinaire, dont les trésors sont encore visibles à ce jour ; pourtant cette brillante Égypte ne connaissait pas de jour de repos. Les Grecs de l'Antiquité excellaient dans la philosophie et les arts, pourtant ils ne connaissaient pas de jour de repos. Rome a établi de puissants empires et a institué un système de loi encore en vigueur de nos jours ; pourtant les Romains ne connaissaient pas de jour de repos. Il en fut de même dans les civilisations raffinées issues de l'Assyrie, de Babylone, de Perse, d'Inde, ou de Chine – aucune d'entre elles n'admettait de jour de repos."

"Eh ben mets-toi une kippa sur la tête !" railla un député.

"Quel culot ! réagit Begin, véritablement ulcéré par cette apostrophe. Je suis en train de parler de nos valeurs essentielles les plus profondes, et vous avez le toupet de lancer des moqueries ? Honte à vous !" Les bras levés bien haut, il tonitrua : "Une seule et unique nation a sanctifié le Chabbath, une toute petite nation, une nation qui a entendu le message du Mont Sinaï "pour que votre domestique et votre servante puissent se reposer tout comme vous le faites". Oui, notre nation est celle qui a légué à l'humanité le principe d'un jour de repos pour tous les hommes, y compris les plus humbles. C'est notre nation qui a octroyé à tous les travailleurs une dignité égale à celle de leurs employeurs, car tous sont égaux aux yeux de Dieu. Et c'est encore notre nation qui a inspiré aux autres croyances ce cadeau inestimable, le christianisme ayant son dimanche et l'islam son vendredi. Nous sommes la nation qui a donné à la Reine Chabbath ses lettres de noblesse."

Une clameur d'approbation enthousiaste monta des bancs gouvernementaux, recouvrant toute ébauche de critique ou de contestation. Menahem Begin, l'idole des gens simples, transporté par son exaltation et son sens du devoir, alla crescendo : "Alors allons-nous, dans notre propre État juif rétabli, permettre à notre aviation nationale de voler, comme pour dire au monde qu'il n'y a plus de Chabbath en Israël ? Allons-nous livrer aujourd'hui un message qui témoigne au monde entier : "Non, ne vous souvenez pas du jour du Chabbath ! Oubliez le jour du Chabbath ! Profanez le jour du Chabbath !" nous qui, grâce à notre foi et notre tradition, avons accompli pendant des millénaires le commandement délivré au Mont Sinaï ? Je frémis à la pensée que les avions de notre compagnie nationale ont décollé le samedi dans le monde entier, au cours de toutes ces années, sous les yeux aussi bien des Juifs que des Gentils."

Ressusciter l'âme d'une Nation

Le chahut qui s'ensuivit fut indescriptible. Le Président de la Knesseth tenta vainement de ramener le calme en donnant de vigoureux coups de marteau, mais celui-ci ne se fit pas plus entendre que s'il était un maillet de velours. Alors le Premier Ministre leva les bras, puis les baissa doucement, une fois, deux fois, trois fois, jusqu'à ce que la fureur se calme. Une fois le calme rétabli, il dirigea ses yeux en direction de la galerie du public, et posa un regard solennel sur ses occupants.

Il est hors de question d'estimer la valeur du Chabbath à l'aune de considérations financières.

"Laissez-moi vous dire ceci, chers salariés d’El Al. Le gouvernement a fait l'objet de menaces de la part de certains d'entre vous, s'il persistait dans son projet. Nous n'avons que mépris pour ces menaces. Dans une démocratie, les gouvernements ne décident pas sous la menace. Nous n'allons pas nous lancer dans des calculs de pertes et profits alors que l'héritage éternel du peuple juif est en jeu. Il n'est pas question d'estimer les valeurs religieuses, nationales, sociales, historiques et éthiques du jour du Chabbath à l'aune de pertes financières ou de gains salariaux. Dans notre Etat juif enfin rétabli, nous ne pouvons tout simplement pas nous engager dans de telles spéculations. Sans le saint jour du Chabbath qui, semaine après semaine, a restauré les âmes et relancé la vie spirituelle de notre peuple qui souffre depuis si longtemps, toutes les épreuves et les vicissitudes que nous avons traversées nous auraient tirés vers les niveaux les plus bas du matérialisme et de la décadence morale et intellectuelle."

Et pour bien enfoncer le clou, il termina son discours en citant le célèbre proverbe : "Plus que ce que les Juifs ont gardé le jour du Chabbath, c'est le jour du Chabbath qui a sauvegardé les Juifs."

Puis il se retourna et commença à se diriger vers son fauteuil en boitant, au milieu des acclamations et des huées. Mais à peine avait-il fait un pas que, frappé par une pensée soudaine, il clopina vers le micro et déclara :

"M. le Président de la Knesseth, permettez-moi simplement de rajouter un point supplémentaire. Cette noble Assemblée doit savoir qu'il n'est pas nécessaire d'être un Juif pratiquant pour apprécier l'aura historique et sacrée que renferme ce trésor inestimable qu'est le Chabbath. Ses interdits ne sont pas arbitraires. Ils combattent les effets corrosifs de la routine quotidienne, ils protègent de l'envahissement perpétuel du matériel, et ils enrichissent l'âme en créant une "bulle" consacrée au sacré. En un mot, point n'est besoin d'être religieux pour agréer le principe du Chabbath. Il suffit d'être juif, et d'être fier de l'être."

Le Président de séance brailla qu'il soumettait au vote la proposition du Premier Ministre, et demanda aux scrutateurs de compter les voix. Le pointage donna 58 voix pour et 54 contre, et Menahem Begin laissa entendre un long soupir de soulagement alors qu'il se dirigeait, toujours boitillant, vers la sortie.

Tiré de l'ouvrage de Yehouda Avner "Les Premiers ministres", avec l'aimable autorisation de Toby Press

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