Odyssées Spirituelles

Quand Alzheimer frappe à votre porte

24/02/2013 | par Sarah Bloomberg

Je savais qu’il ne serait pas évident de prendre soin de ma mère atteinte d’Alzheimer, mais je ne me rendais pas compte à quel point cela pouvait être gratifiant.

C’est l’heure du dîner.

-  Maman, dis-je à ma mère de 84 ans, voudrais-tu que je te serve ces délicieuses frites ? 

-  Oh non, me répond-elle. J’ai déjà eu des frites. 

Je regarde son assiette. J’y vois de la soupe, de la salade, du poulet…mais pas de frites.

-   Je ne peux plus voir de frite ! J’en ai eu pour le petit-déjeuner ! me lance ma mère avec grande conviction.

Je pourrais répondre : « C’est absurde ! » car je lui ai servi des crêpes avec du sirop d’érable pour le petit-déjeuner, huit heures plus tôt. Mais je réponds plutôt : « Ah, d’accord. Je suis désolée ! Voudrais-tu autre chose peut-être ? »

Un jour où nous recevions des invités, une jeune femme qui attendait son premier enfant se sentit soudain mal et alla s’allonger dans une chambre d’amis. Ma mère laissa éclater sa fureur : « Cette femme est allée dans ma chambre et a volé tous les habits de mon armoire ! » Bien entendu, cette femme n’était même pas entrée dans la chambre de ma mère et l’armoire n’avait pas été touchée.

Ma réponse : « Ah, je suis tellement désolée, maman ! Ne t’inquiète pas. Je vais m’assurer que rien ne te manque ! »

Organiser ses soins

Je savais qu’il ne serait pas évident de loger ma mère chez nous lorsque nous avons découvert qu’elle était atteinte d’Alzheimer. Je souhaiterais pouvoir dire que je suis une femme noble, tout à fait désintéressée et qui a des chances d’accéder à un niveau de sainteté. Mais à la vérité, personne d’autre n’était prêt à le faire.

Mes frères et sœurs, qui sont aisés, vivent à cinq minutes de chez elle, et nourrissaient une idée tout à fait différente des soins à lui accorder : il fallait dépenser le plus d’argent pour les meilleurs soins possible afin de pouvoir continuer à vivre comme ils l’avaient toujours fait, sans que maman ne fasse intrusion dans leur vie, ni ne perturbe leur mode de vie. Ils louèrent les services d’une femme qui vivait cinq jours par semaine avec elle, qui prenait en charge sa cuisine, le nettoyage de la maison et l’emmenait aux rendez-vous chez le médecin.

Malheureusement, ma mère n’appréciait pas la très bonne cuisine concoctée par sa gouvernante, mais elle ne voulait pas la blesser. Elle disait plutôt qu’elle n’avait pas faim. Elle devint nauséeuse et faible, puis sombra dans la dépression. Cette très gentille gouvernante ne pouvait plaider pour elle chez le médecin, qui continuait à lui prescrire médicament sur médicament, inconscient des effets secondaires dévastateurs que ma mère vivait et qu’elle était incapable ou trop gênée d’aborder.

Au lieu de cela, ma mère continua à se retirer, restant au lit pendant des semaines de suite, refusant de quitter la maison. Les week-ends, la gardienne était en congé, et ma mère était livrée à elle-même. Mais en dépit de la nourriture présente dans le réfrigérateur, elle ne mangeait pas et ne portait pas non plus le collier avec le bouton d’appel d’urgence, au cas où elle tomberait ou aurait besoin d’aide.

Ses amis âgés vivaient dans des maisons de retraite, ou habitaient loin, étaient malades ou ne pouvaient plus conduire. Manquant de visiteurs réguliers, sa seule source de réconfort était son petit chien jappeur, mais même sa présence n’était pas simple à gérer. Certains jours, elle ouvrait une boîte de conserve de nourriture pour chiens, et cinq minutes plus tard, ayant oublié que le chien avait été nourri, elle en ouvrait une autre… et encore une autre. Elle s’inquiétait que son chien, qui était gavé, ne mangeât pas. D’autres fois, le chien ne recevait aucune nourriture - car elle pensait qu’il avait déjà mangé. Lorsque ma mère était trop faible pour sortir du lit, le chien ne pouvait sortir pour se soulager, et laissait des traces de sa douleur dans toute la maison. 

Lorsque mes frères et sœurs m’avertirent qu’ils avaient trouvé pour elle un nouvel endroit dans une unité fermée d’Alzheimer, je fus prise de panique.

Lorsqu’elle fut injoignable sur son téléphone, j’appelais mes frères et sœurs pour qu’ils vérifient son état (nous vivions à plus de 3000 kilomètres). Le téléphone de ma mère avait été coupé - une pile immense de factures s’était accumulée sur son bureau - car elle pensait manquer d’argent, en dépit d’un solde bancaire prospère. Elle se mit en colère, pleine de ressentiment contre ma sœur qui voulut payer les factures. « Ce n’est pas son affaire ! » s’écria ma mère. 

Mais lorsque mes frères et sœurs m’annoncèrent qu’ils avaient trouvé une nouvelle place pour elle, dans une unité fermée d’Alzheimer, je fus prise de panique. Non, bien entendu, les animaux domestiques n’étaient pas admis. Bien entendu, il n’y avait pas de place pour apporter ses meubles. Je ne pouvais imaginer la peine que ma mère ressentirait, devoir renoncer aux choses qui étaient d’un tel confort pour elle. Elle serait éloignée de force de tout son environnement et de toute personne qu’elle connaissait - je pensais que ça allait la tuer !

L’invitation

Contrairement à moi-même, mon mari est certainement un bon candidat pour accéder à la sainteté. « Bien entendu, me dit-il, partageant ma douleur. « Nous allons simplement installer ta mère chez nous » et il voyagea en avion jusqu’en Californie et revint le jour suivant avec ma mère et son petit chien jappeur. Il la convainquit qu’il serait agréable de venir chez nous pour une petite « visite. »

Je détestais la supercherie. Ma mère nous accusa de la kidnapper - et elle avait raison. Mais un médecin spécialiste en gériatrie, un avocat expert dans les lois des personnes âgées et mon rabbin nous assurèrent que notre ruse était acceptable, tant que la qualité de vie de ma mère allait s’améliorer. À présent, il m’appartenait de m’assurer que ce soit le cas !

Nous voulions qu’elle soit autant que possible entourée des objets de sa vie passée. Nous expédiâmes la plupart de ses meubles et de ses effets personnels par le biais d’une camionnette de livraison qui traversa le pays. Nous vidâmes notre chambre à coucher, sachant que c’était la seule à posséder sa propre salle de bain privée, puis nous la remplîmes avec ses affaires, créant ainsi sa propre « suite. » Je cuisinais des aliments qu’elle appréciait, et son appétit est à présent excellent. Mes enfants mariés et mes petits-enfants - de l’âge de nourrisson jusqu’à la fin de la vingtaine - viennent à tour de rôle chaque jour. Que ce soit pour 15 minutes ou pour deux heures, la régularité de leurs visites est toujours le point culminant de sa journée.

Elle sort maintenant le chien (qui, à mon grand soulagement, est finalement propre) en promenade plusieurs fois par jour, peu importe le temps. Sur les conseils d’un merveilleux médecin en gériatrie, elle a mis au rebut dix médicaments, et en dehors d’une gélule par jour pour une tension artérielle élevée, ne prend que des vitamines. Elle aime célébrer le Chabbat, communiquer avec nos invités à table, et prendre part au cycle perpétuel des fêtes juives et des événements de la vie.   

Comme je l’ai déjà souligné, je ne suis pas une sainte ; je prends les choses au jour le jour. Ma mère se trouve aux stades du début d’Alzheimer ; j’ignore si je pourrai toujours prendre soin d’elle chez nous si les symptômes plus inquiétants se développent. Je suis ouverte à la possibilité redoutée de devoir la placer dans un centre spécialisé tôt ou tard, mais en attendant, je prie pour que D.ieu me donne la force de gérer toutes les situations qui se présentent à moi. J’aimerais crier : « Je peux le faire ! » et espérer que ce soit vrai.

Certains jours, je me sens frustrée ou plus souvent, très triste. Mais en tout cas pour l’instant, je considère cette situation comme un cadeau. Bien que fragile sur le plan neurologique, ma mère est à présent en bonne santé sur le plan physique, elle est pleine d’entrain et heureuse.

Défis

De manière étonnante, j’ai réussi à percevoir un côté positif de la maladie d’Alzheimer. Cela m’a aidée ainsi que ma famille à évoluer sur le plan émotionnel et spirituel. Mes enfants aussi ont vu un exemple : nous ne choisissons pas toujours la solution « facile » et nous avons la responsabilité de rendre à nos parents une petite fraction des soins qu’ils nous ont dispensés en s’occupant de notre éducation depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte. En acceptant les déclarations absurdes d’un proche frappé d’Alzheimer, nous avons appris qu’avoir raison n’est pas la chose la plus importante : il est plus important de chérir quelqu’un, de reconnaitre ses sentiments et d’assurer ainsi la paix dans son foyer.

Le passé vient réellement vous hanter.

Il est intéressant de relever ce dont ma mère se souvient : des incidents et des personnes de son passé qui l’ont blessée, chagrinée, causé du ressentiment ou de la colère. Ces événements semblent s’être ancrés dans son cerveau, et elle les ressasse constamment. Il est affreux d’être constamment assaillie de telles pensées et de ne pas être à même de s’en libérer! Cela m’a enseigné à tenter de me libérer de toute rancune ou négativité que je ressens envers des personnes qui m’ont blessée - et de demander pardon à ceux que j’ai offensés, tant que j’en ai la possibilité. Le passé vient réellement vous hanter. 

Collectionnez-vous des objets en raison des merveilleux souvenirs qu’ils évoquent pour vous ou parce que vous voulez des « affaires » ? Faites le tour de votre maison. Si vous étiez contraint de quitter votre maison, pourriez-vous abandonner ces objets ? Vous procurent-ils un certain plaisir ou constituent-ils un fardeau ? L’attachement de ma mère à ses objets m’a contrainte à réévaluer ce qui est important. Ai-je besoin d’un certain objet ou simplement souhaité-je l’avoir ? À notre mort, nous ne pourrons emporter avec nous nos affaires, et nous ne pouvons pas toujours les emporter avec nous lorsque nous vieillissons. Ne vaut-il pas mieux investir dans des domaines qui peuvent apporter du réconfort et nous accompagneront toujours - les mitsvot et les bonnes actions ?

Lorsque ma mère fait une remarque absurde et qu’elle trouve cela très drôle,   pourquoi ne pas lui faire plaisir et rire avec elle ? Pourquoi ne sourions-nous pas, ne rions-nous pas ou ne débordons-nous pas de joie plus souvent ?

Les sens de ma mère sont désormais plus en éveil : « Regarde cette voiture. N’est-ce pas une jolie teinte de bleu ? » Et le jour suivant, ou dix minutes plus tard, elle pourra voir la même voiture, garée dans la même allée, mais pour elle, c’est tout nouveau. « Regarde cette voiture. N’est-ce pas une jolie teinte de bleu ? » dira-t-elle à nouveau. Vais-je lui répondre : « Ouais, je sais maman. Tu viens de me le dire » et risquer de l’embarrasser, ou puis-je apprendre la maîtrise de moi-même, m’armer de patience et acquiescer à nouveau : « Oui ! C’est vraiment une jolie teinte de bleu ! », puis regarder la voiture et le ciel, et le monde qui m’entoure avec un regard plus sage, et enfin arriver à cette prise de conscience : « Oui, D.ieu, Tu as vraiment créé un monde merveilleux ! » Puis-je le faire toutes les dix minutes, comme ma mère, observant le monde comme si c’était la première fois, avec respect, crainte et merveille ?

Parfois, je me demande vraiment qui est la plus évoluée de nous deux.

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