Spiritualité

La Capitale, Chap. 5 : L’envol du papillon

13/04/2014 | par Millie Salomon

Comme Angel, May et Constant, Ève part bientôt pour la Capitale. Elle aurait bien voulu emmener sa sœur jumelle, Clémence, mais celle-ci est trop occupée par un nouveau projet…

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(Composition : Aharon Daniel)

Résumé des épisodes précédents :

Comme Angel, May et Constant, Ève part bientôt pour la Capitale. Elle aurait bien voulu emmener sa sœur jumelle, Clémence, mais celle-ci est trop occupée par un nouveau projet…

Ève regarda sa montre. Six heures et demie. Depuis longtemps, le crépuscule avait envahi la ville, laissant aux faisceaux lumineux des réverbères le soin d’illuminer les rues. Le cours allait commencer. Elle était donc légèrement en retard et arpentait les longs couloirs de la Sorbonne en marchant d’un pas pressé. Les grands corridors aux issues incertaines l’effrayaient parfois, et symbolisaient à ses yeux les méandres de la pensée, à l’image des milliers de vaisseaux sanguins qui irriguent le cerveau. Elle n’aimait pas les cours de fin d’après-midi, quand la nuit envahit les amphithéâtres, quand les escaliers mal éclairés se transforment en sombres boyaux tortueux et que l’obscurité ternit les dorures. Ne jamais courir, se dit-elle, ça fait « désorganisé ».

Ève n’avait pas d’amie et peu de relations et redoutait le regard des autres. Elle souffrait d’un manque de confiance en elle qui l’isolait. Elle avait tendance à remettre en question les règles établies et les stéréotypes. Son esprit frondeur, loin de lui apporter des sympathies, lui causait plutôt du tort. Et puis elle posait trop de questions. Les étudiants aimaient le train-train, pas les révolutions. Et Ève ne connaissait pas la tranquillité d’esprit de ses camarades, elle qui était toujours en ébullition. Un professeur avait un jour critiqué son caractère effervescent. « Effervescente ! », songeait-elle en pressant le pas et en haussant les épaules. On dirait des momies !, pensa-t-elle, vexée. Dans les gradins, elle avait souvent remarqué l’apathie de nombreux étudiants. Entendu les bâillements et observé les étirements de bras, comme lorsqu’on sort d’une longue nuit. Elle se sentait autre, ardente, bouillonnante. Pour elle, l’adjectif dont on l’avait affublée ironiquement était sa plus grande qualité. Pas forcément aux yeux du monde. Mais lorsqu’elle écoutait un cours, elle voulait capter toutes les informations et notait frénétiquement tout ce qu’elle entendait. Elle n’utilisait jamais d’abréviations, question de principe. Elle trouvait cela vulgaire.

Tout en marchant, elle se rendit compte qu’elle avait oublié son cahier de cours… Elle fit une pause, fouilla dans son sac. Sa main sentit alors un objet en carton au fond d’une poche intérieure. Surprise, elle l’en retira et vit une pyramide bleue d’une quinzaine de centimètres de haut légèrement abîmée. Elle s’assit sur un banc en pierre pour la remettre en forme et lut sur l’une des faces triangulaires :

« Vous reviendrez changé »

Ce bref slogan publicitaire lui plut. Elle se souvint qu’elle avait gagné un billet d’entrée gratuit pour la Capitale lors d’une tombola au profit de personnes déshéritées. Sa bonne action avait immédiatement été récompensée, ce qui ne l’avait pas vraiment réjouie.

Plongée dans ses pensées, elle oublia son cahier, le cours, la Sorbonne, et l’obscurité de la nuit.

Elle se rappela que le départ était pour le lendemain. Comment l’avait-elle négligé ?

Partir seule

Je suis jeune mais j’oublie tout, pensa-t-elle, soucieuse. Parfois, elle se noyait dans l’angoisse : elle avait du mal à revenir à elle-même. C’était un problème de concentration, comme le lui avait expliqué un médecin alors qu’elle était encore enfant. Elle connaissait également des troubles du sommeil, était parfois tiraillée entre plusieurs idées différentes. Elle n’avait jamais voulu traiter ces symptômes car elle craignait qu’on ne la catégorise, elle qui jouissait d’une intelligence au-dessus de la moyenne. Partir seule… se dit-elle. Cela lui faisait un peu peur.

Il faudrait prendre le train puis la navette entre la gare et la Capitale. Elle n’avait pas beaucoup d’argent et même si tous les frais étaient pris en charge, elle redoutait quelques imprévus. Et puis, elle devrait attendre son retour pour partager ses émotions… Toutes les étudiantes seraient sans doute jalouses de sa chance car il était de notoriété publique que les petites pyramides s’arrachaient à Paris et en Province. La seule avec qui elle aurait aimé partir, c’était Clémence, sa sœur. Mais celle-ci était tellement happée par son travail qu’elle n’avait aucun espoir de recevoir une réponse positive.

« Vous reviendrez changé »

Son regard s’appesantit sur la phrase. Voulait-elle changer ? Elle pressentait profondément que quelque chose lui manquait, qu’elle pouvait aller plus loin, réaliser ses ambitions, être plus heureuse, plus épanouie. Elle était animée d’une soif intellectuelle sans bornes qu’elle n’arrivait pas à étancher.

L’heure du cours avait passé.

Elle avait rendez-vous avec Clémence pour  prendre un verre  près de la fac. Elle se dirigea vers la sortie nonchalamment. Plus rien ne la pressait.

Nos guillotines au pain de campagne

Après avoir traversé le Boulevard, elle se dirigea vers la rue de Vaugirard et s’assit dans un petit bistrot en face du Luxembourg, à l’étage. Elle attendit patiemment sa jumelle tout en observant le jardin qui semblait prisonnier de ses grilles, masse sombre de laquelle se détachaient des arbres secs et nus. Puis son regard vagabonda autour d’elle et elle détailla le décor dans lequel elle venait de prendre place. Les banquettes étaient en cuir brun, capitonnées comme des canapés Chesterfield. Cela apportait une touche anglaise à la décoration typiquement parisienne du bistrot. De la mezzanine, elle pouvait presque toucher les lampadaires aux boules blanches, répliques de ceux qui éclairaient la rue. Sur l’un des murs, à côté de la pompe à bière au cuivre rutilant jonchée sur le bar en zinc, elle aperçut un tableau de bois, fièrement orné de l’inscription « Fondé en 1791 », contenant en son centre les plats du jour, inscrits en lettres déliées :

–  Soupe à l’oignon

–  Salades composées

–  Croque-pain Poilâne

–  Nos guillotines au pain de campagne

Cette dernière inscription fit frémir Ève car les mots avaient toujours eu sur elle un pouvoir d’évocation immédiat. Si l’endroit datait de la Révolution, il n’y avait rien d’étonnant à y trouver cette allusion. L’art culinaire s’acoquinait avec un passé sanglant. Voilà toute la contradiction française qui sacrifie toujours le fond à la forme, pensa Ève. Et tout en contemplant le reste de la salle, elle sentit comme un léger frisson la traverser et un nœud se former au fond de l’estomac, sans qu’elle puisse en deviner l’origine.

Clémence ne se fit pas attendre. Toujours ponctuelle et dynamique, elle adorait ces petites pauses café avec sa sœur. Elle travaillait à quelques pas de là et c’est donc plusieurs fois par semaine que « les deux meilleures amies du monde » se retrouvaient pour partager une petite demi-heure de parfaite complicité. Après avoir embrassé Ève, Clémence s’assit à son tour et commanda un café noir. C’était toujours un bonheur de se retrouver, et même si le temps était pluvieux et froid, le déplacement en valait la peine.

–  Tout va bien ? demanda Clémence. Tu me sembles bien pâle !

Ève, frigorifiée, n’avait pas enlevé son manteau. Elle en défit lentement les boutons et retira son écharpe.

–  Je suis littéralement gelée !

–  Tu as toujours été un peu frileuse, il faut dire ! lança affectueusement Clémence qui se souvenait l’avoir, enfant, si souvent prise dans ses bras pour la réchauffer.

Ève et Clémence, bien que jumelles, présentaient des caractères et des tempéraments opposés. Ève faisait des études, Clémence s’y était toujours refusée. Ève était une contemplative, Clémence une active. Pendant que l’une rêvait, l’autre rationalisait. Ces différences, loin de les éloigner, avait contribué à leur proximité. Inséparables pendant l’enfance, elles n’avaient jamais été en compétition et avaient été exemplaires dans leur volonté de s’entraider et de se soutenir mutuellement. Ève admirait Clémence qui incarnait la volonté, l’enthousiasme, le courage. Clémence ne pouvait se passer d’Ève qui personnalisait la poésie, l’intuition, la ferveur.

–  Quoi de neuf, ma chérie ? demanda Ève avec un sourire.

–  Je suis sur un gros coup ! répondit Clémence avec un regard malicieux. Je crée un nouveau parfum, à la barbe de mon patron !

–  Et tu n’as pas peur qu’il te surprenne ?

–  Non, ce n’est pas interdit… Et quand je l’aurai terminé, je le lui présenterai. Ce sera le pied à l’étrier pour monter les échelons vers le poste de créatrice…

Depuis toujours, Clémence avait été caractérisée par son odorat phénoménal. On l’appelait affectueusement « le Nez » car elle était capable d’identifier des dizaines d’odeurs sans jamais se tromper. Elle en avait fait sa profession et espérait pouvoir enfin créer ses propres parfums. Ambitieuse et décidée, elle n’était jamais sclérosée par les règles et les convenances. Ève, par contre, bien que profondément originale, se sentait étouffée par le « système ».

« Le papillon sortira bientôt de sa chrysalide », prophétisait toujours Clémence qui pressentait chez Ève des forces démiurgiques.

–  Voici la pyramide olfactive, point de départ de mon projet, expliqua Clémence qui sortit de sa poche le dessin d’une pyramide coupée en trois.

–  Pyramide olfactive ? interrogea Ève qui pensa immédiatement à la petite pyramide bleue.

–  Oui, c’est l’image dont on se sert pour représenter la composition d’un parfum.

Et tout en lui montrant avec l’index les différents étages du schéma, Clémence lui détailla les notes de tête, de cœur et de fond.

Ève était admirative. Selon le principe de parfait antagonisme entre elle et sa sœur, elle n’avait aucun odorat et ne comprenait pas la différence entre les effluves que l’on perçoit une fois le flacon débouché et celles qui s’épanouissent lentement avant de mourir avec le temps.

–  Ça a l’air magnifique, lança-t-elle avec une pointe de regret. Je ne pourrai malheureusement jamais en profiter…

–  Le papillon, affirma Clémence. Le papillon va bientôt s’envoler… Ne t’en fais pas, tu retrouveras l’odorat.

Depuis qu’elle s’était rappelé son départ pour la Capitale, Ève se sentait particulièrement sensible et la considération de Clémence l’émut aux larmes.

–  Moi aussi je dois te montrer une pyramide, lui dit-elle en lui tendant la carte d’entrée si précieuse.

–  Tu m’épateras toujours ! s’exclama Clémence. Où l’as-tu dénichée ?

–  Je l’ai gagnée à une tombola en faveur des pauvres !

–  Quelle chanceuse ! Et tu pars quand ?

–  Demain ! J’avais complètement oublié tout ça mais j’ai retrouvé la pyramide au fond de mon sac tout à l’heure, juste avant de venir !

–  Si j’en avais une, je partirais bien avec toi !

–  Et moi donc !

–  Mais pas de regret : j’ai un travail fou et je n’aurais jamais pu partir si précipitamment ! Tu ne veux pas un café ?

–  Non, merci, je n’ai pas soif.

–  Bon alors à tout à l’heure à la maison… je dois filer.

Et Clémence, toujours théâtrale et fantasque, quitta le bistrot en soufflant un baiser vers Ève qui sentit une légère brise sur sa joue alors que sa sœur disparaissait dans la nuit. Sur la table, elle avait laissé le schéma coloré.


Rendez-vous jeudi 24 avril pour découvrir le chapitre 6...

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