Respect des Parents

Un visage à la fenêtre

13/06/2013 | par Yaakov Salomon

A l’approche de la fête des Pères, je suis envahi par l’un des souvenirs les plus touchants de ma lointaine enfance.

Juin.

Ah, ce fameux mois de juin !

Le beau temps. L’odeur de la crème solaire. L’angoisse des examens. Les fêtes de fin d’année. Le départ en colo. La pastèque mûre à souhait. Le grand retour des lunettes de soleil. La fête des Pères.

Un sacré mois, ce juin. Un de ces jours, lorsqu’on me demandera de rééquilibrer le calendrier, je crois bien que je supprimerai 8 à 10 bons jours de décembre, janvier et février pour les rajouter à juin. Il n’y a pas de raison que le mois le plus sensationnel de l’année ne compte pas au moins 60 voire 70 jours !

En attendant, il va falloir se contenter de 30 ! Qu’à cela ne tienne.

Mais à mes yeux, le mois de juin a toujours revêtu une autre signification. Car c’était celui où tombait l’anniversaire de mon père. Non pas qu’il en ait fait tout un plat (ni, fidèle à la vieille école d’Europe de l’est, qu'il nous ait jamais révélé son âge), mais cela ajoutait encore une touche joyeuse e à ce mois déjà festif.

Maintenant que j’y repense, papa n’avait jamais non plus fait tout un plat de la fête des Pères. Et puisque son anniversaire et cette dernière tombaient inévitablement à quelques jours d’intervalle, mon frère et moi trichions et couplions les deux festivités en une. Papa saluait notre petite manœuvre d’un sourire indulgent, sans doute secrètement soulagé de passer le plus possible inaperçu. Plus encore, je le soupçonnais presque d’avoir orchestré son propre anniversaire à quelques jours de la fête des Pères, histoire d’éviter de se trouver sous les feux de la rampe. Voyez-vous, mon père était un homme extrêmement modeste et réservé. En un mot, tout le contraire de son fils.

Je me demande s’il a toujours été aussi discret. Qui sait ? Est-il né, ou a-t-il été élevé ainsi, ou l’est-il devenu plus tard dans la vie – soit en réaction à ses expériences de guerre ou comme un moyen de survivre aux horreurs qu’il avait vécues. Peut-être que les détenus qui faisaient profil bas avaient plus de chance de passer inaperçus dans les camps de la mort nazis. Je n’en sais rien ; papa ne m’avait jamais vraiment parlé de ces six années passées dans cet enfer sur terre.

Alors que la fête des Pères et son anniversaire approchent une fois de plus, je pense à ce père si discret et délicat qui était le mien, et je cherche par tous les moyens à me rattacher à son âme si réservée mais pourtant si débordante d’amour. Et je suis envahi par le souvenir le plus émouvant de mon enfance. Mais avant de le partager avec vous, une image de contraste s’impose.

Il y a quelques années, par une journée particulièrement chaude en fin du mois de juin (oui, encore juin), mes pas m’ont conduit à proximité d’un bâtiment scolaire dans le quartier où je vis. Alignés dans une rue adjacente se trouvaient six cars scolaires remplis d’enfants passablement excités. Un frisson passager m’a parcouru l’échine. Immédiatement, l’un de mes souvenirs d’enfance préférés m’est venu à l’esprit. Le jour du départ en colo était arrivé.

Voyez-vous comme chaque petit américain qui se respectait, je passais les mois de juillet et août en colo. C’était une expérience extrêmement forte pour moi et tout au long de l’année, je ne vivais que pour ces inoubliables deux mois. Ce qui fait que le jour du départ en colo était l’un des jours les plus importants de ma vie d’enfant.

Et puis soudain, j’ai remarqué que quelque chose clochait dans cette scène.

Observer ces cars pleins de vie et écouter ces enfants hurler d’excitation m'a replongé dans l’un des plus tendre souvenirs de mon enfance. Et puis soudain, j’ai remarqué que quelque chose clochait dans cette scène.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour le découvrir. Il y avait un élément manquant dans cette scène. Les parents. Où étaient-ils donc passés ?

« Hé ! » ai-je crié en mon for intérieur. Vos enfants partent en colo. Pourquoi n’êtes-vous pas là ? Ne pouvez-vous attendre que les cars s’en aillent pour quitter les lieux ?

Des gouttes de sueur ont perlé sur mon front. Il fallait absolument que j’élucide ce mystère. J’ai couru vers un type qui portait un sifflet autour du cou. Lui saurait sûrement me répondre.

– Excusez-moi, ai-je demandé, je vois que vous partez en colo.

– En effet, le départ est prévu dans quelques instants.

– Puis-je vous poser une question ?

– Volontiers.

– Où sont les parents ?

– Oh, il y en avait pas mal avant, mais ils sont partis. Je suppose que le boulot les attend. Et puis, il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, les enfants sont entre de bonnes mains.

Mon cœur a manqué un battement. « Il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat ? » Comment cela, mais c’était le jour le plus important de l’année pour ces gosses.

Visiblement, je n’étais pas sur la bonne longueur d’onde.

Il m’a fallu une minute ou deux pour comprendre la portée de la scène que je venais de vivre. Je suppose que les parents avaient effectivement de bonnes raisons de ne pas être présents au moment du départ de leurs enfants. Que ce soit le boulot, un rendez-vous important ou quoique ce soit d’autre. Pourquoi les parents devraient-ils attendre que les cars s’en aillent pour quitter les lieux ? Ils avaient certainement fait leurs adieux à la maison. Et peut-être que les enfants préféraient que ces effusions mouillées n’aient pas lieu devant leurs petits copains ? Pourquoi diable avais-je réagi de la sorte en constatant l’absence des parents ?

Et puis soudain la réponse s’est imposée dans mon esprit. Ce qui m’amène à évoquer le souvenir le plus émouvant de mon enfance dont je vous ai parlé plus tôt.

Le jour du grand départ en colo, mes deux parents m’accompagnaient tout au long du trajet de 80 minutes où nous attendaient les cars. Le petit Jackie (moi-même) n’avait point fermé l’œil durant la nuit précédente, ses pensées étant toutes entières tournées vers les parties de football endiablées et les mélodies remuantes de vendredi soir qui s’annonçaient. Autant que vous dire que le sommeil était le dernier de mes soucis. Le JOUR DE GLOIRE était arrivé.

Alors, quelque soit mon âge, maman et papa avaient du mal à suivre le rythme effréné de ma marche vers le car qui m’emmènerait au pays des merveilles. Et dès que les portes s’ouvraient, moi et tous mes camarades nous engouffrions aussi vite que possible pour commencer la grande aventure.

Quant à mes parents qui me languissaient déjà, ils se tenaient stoïquement sur le trottoir, engageant la conversation avec d’autres parents esseulés. Je jetais un coup d’œil par la fenêtre et je les observais. M’envoyer en colonie de vacances n’était pas facile pour eux. Ni financièrement ni émotionnellement. Telle est la réalité pour les survivants de la Shoah. Les séparations étaient douloureuses. J’étais jeune à l’époque, et je ne le comprenais pas vraiment, mais je savais que c’était un véritable sacrifice pour eux.

Puis les moniteurs faisaient l’appel rituel, et je savais que d’ici quelques minutes, nous serions partis. Je regardais une fois de plus à travers la fenêtre et mon excitation se teintait d’une douloureuse pointe de mélancolie. Etrange cocktail de sentiments… Maman arborait immanquablement son petit air qui semblait dire « tout ira bien » mais papa, lui, paraissait perdu. Ses lèvres semblaient trembler et son doux regard était désormais empli de larmes.

Les moteurs étaient en marche. A ce stade, tous les enfants s’agglutinaient aux fenêtres pour les derniers au-revoir et les baisés envoyés en loin.

« Au-revoir ! »

« N’oublie pas de nous écrire ! »

Les cars s’élançaient. Et dans le vacarme général, j’entendais un bruit. Un coup frappé sur la fenêtre. Un coup puissant. Déterminé. Ou peut-être devrais-je dire apeuré. C’était papa.

Un dernier au-revoir. Je voyais ses mains farfouiller dans ses poches. Et quand elles en émergeaient, elles étaient remplis de bonbons, de cacahuètes salés et de petite monnaie. Il les lançait à travers la fenêtre, la moitié atterrissant dans le caniveau en dessous. Une dernière occasion de me gâter, de me choyer… de me montrer son amour.

Je me retournais discrètement pour jeter un coup d’œil à ceux qui m’entouraient. Je suppose que j’étais un peu gêné, mais cela n’avait pas tellement d’importance. A ce stade, papa se mettait à courir pour rattraper le car. C’était la seule et unique fois de l’année où il courait.  

C’était la tristesse la plus heureuse que je n’avais jamais ressentie.

Nos regards se croisaient pour une dernière fois. Nous étions tous les deux en larmes. Alors que les cars prenaient de la vitesse, ses bras bringuebalaient en signe de capitulation. Il savait que la séparation serait inévitable, imminente. C’était une course qu’il perdrait à coup sûr. Je sortais ma tête pour un dernier regard et observais les cacahuètes sur mes genoux. Etrangement, le car me semblait très calme.

La scène se répétait chaque année. Au fur et à mesure que je grandissais, les pièces devenaient des billets, mais le visage baigné d’amour et de larmes demeurait inchangé. C’était la tristesse la plus heureuse que je n’avais jamais ressentie.

L’ironie de la situation est que nous savions tous les deux que le jour des visites arriverait dans moins de deux semaines. Ce n’est pas que je disparaissais à l’autre bout de la planète. Mais les séparations étaient affreusement douloureuses.

Qu’est-ce qui poussa cet homme d’ordinaire si réservé à manifester sans la moindre retenue ses sentiments les plus intimes. Je l’ignore. Nous n’en avons jamais parlé. Etait-ce peut-être une morbide association avec ces infâmes trains qui le menèrent aux camps de concentration. Ou un souvenir insoutenable de ces séparations – définitives pour cette fois – avec tous ces êtres qui lui étaient chers. Ou peut-être ce contraste douloureux entre ces « camps » qui lui avaient ravi son enfance, et ce « camp » de vacances où la mienne jubilait.

Je ne le saurai jamais. Mais je crois comprendre maintenant pourquoi je devais absolument savoir où se trouvaient les parents, lorsque les cars prirent la route sans aucun d’entre eux pour les escorter en ce fameux mardi de juin. Et je sais aussi pourquoi je voue une telle passion au mois de juin.

Joyeuse fête des Pères mon papa… et joyeux anniversaire par la même. Si tu savais combien tu me manques.

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