Réflexions Pourim

Esterke, la reine Esther version polonaise

20/03/2016 | par Ora Marhely

Saviez-vous qu’au Moyen Âge vécut une reine juive nommée Esterke qui usa de son influence pour défendre la cause des siens auprès d’un souverain polonais ? Portrait d’une digne héritière de l’héroïne de la Méguila.

Si un jour vous flânez à Kazimierz, l’ancien quartier juif de Cracovie reconverti en repère branché d’artistes, vos pas vous mèneront peut-être à Ulica Estery. Une ruelle sans prétention qui s’avère être nommée d’après une certaine reine juive appelée Esther. Mais que l’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit guère de la fameuse reine Esther, celle dont nous lirons l’épopée haute en couleur dans quelques jours, dans toutes les synagogues du monde. Cela dit, les similitudes qu’elle présente avec cette dernière ne se cantonnent pas à ses seuls prénom et rang royal. Car c’est aussi – et surtout – sa sagacité, son stoïcisme et sa solidarité envers ses frères et sœurs juifs qui invitent à la comparaison avec la Première dame de la Perse antique. Qui fut cette souveraine juive du Moyen Âge ? Quelles sources historiques documentent-elles ses agissements ? Et comment usa-t-elle de sa position privilégiée au sein de la cour polonaise pour voler au secours de ses coreligionnaires persécutés ? Entre histoire et légende, Haguesher vous brosse le portrait d’une digne héritière de l’héroïne de la Méguila.

Une juive au cœur du palais royal

La plus ancienne – et sans doute la plus crédible – des sources juives attestant de la véracité de l’histoire de cette reine juive polonaise remonte à l’année 1592. C’est à cette époque que Rabbi David Ganz (1541-1613), un disciple du Rama et du Maharal de Prague, publie son Tséma’h David. Il s’agit d’une chronique en deux tomes qui retrace l’histoire du peuple juif et celle des Nations depuis la création du monde jusqu’à l’ère de l’auteur. C’est au fil de ces pages que l’on apprend l’existence au XIVème siècle d’une reine juive prénommée Esther, ou Esterke comme on l’appelait affectueusement en yiddish. Et dont l’époux – Casimir III dit le Grand (1309-1370), troisième et dernier roi de la dynastie de Piast – accorda aux Juifs polonais des libertés privilégiées sous son influence.

Du côté des sources laïques, c’est l’infâme Przeslaw Mojecki, un prêtre antisémite polonais qui déplore dans son non moins infâme Cruautés juives (sic !) l’« emprise néfaste » qu’eut une femme juive sur le monarque polonais. Ce qui est surprenant dans ce témoignage paru en 1589, c’est que l’homme d’église ne se borne pas à relater – ou plutôt à conspuer – l’union improbable entre ces deux personnages de confessions différentes. Il tient à souligner le parallèle saisissant avec le scénario du Livre d’Esther avec lequel il est visiblement familier. Lisez plutôt : « Nous savons d’après nos chroniques que notre Assuérus [A’hachvéroch] polonais, Casimir le Grand, épousa Esther à la place de sa propre femme, la méprisée Adélaïde, et eut avec elle deux fils – Niemira et Pefka –  ainsi que des filles, et, persuadée par Esther, il permit que ceux-ci soient élevés comme des juifs. » Et Mojecki de poursuivre sa diatribe hargneuse en décrivant les « manœuvres manipulatrices » dont la reine usa pour obtenir de Casimir le Grand qu’il promulgue des lois jugées abominables.

La légende d’Esterke

Mais par quel concours de circonstances une jeune fille juive accéda-t-elle au trône dans un pays tristement célèbre pour son antisémitisme ?

À en croire la légende, Esterke était la fille d’un tailleur appelé Yérouh’om qui vivait à Oposzno, en Pologne. Et elle était réputée pour sa beauté et sa noblesse de caractère. Un jour, elle se rendit dans la forêt de Solib pour y cueillir des herbes mais fut surprise par une bête sauvage. C’est alors que le roi Casimir le Grand qui chassait dans cette même forêt l’aperçut et s’empressa de tuer la bête, sauvant ainsi la vie d’Esterke. Impressionné par la sagesse et le raffinement naturel émanant de cette jeune fille, il décida alors de l’épouser.

Esterke fut conduite au château royal dans la ville de Radom. Sur l’ordre du roi, le palais fut rénové et agrandi pour accueillir la nouvelle reine, et l’on y planta de magnifiques jardins. Casimir le Grand visitait régulièrement la reine dans ses nouveaux quartiers et ne cessait de s’émerveiller des qualités de son épouse. La légende raconte d’ailleurs que les membres de la cour affublèrent la résidence d’Esther du surnom « Rad-dam »  – qui signifie en polonais « heureux de cette maison » – un clin d’œil espiègle à l’humeur joviale du souverain quand il fréquentait ce palais.

À la rescousse de ses frères juifs

Et comme le souligne l’auteur du Tséma’h David,  c’est sans doute par déférence pour Esterke que Casimir le Grand accorda de nombreux privilèges aux Juifs : « Casimir, Roi de Pologne […] accomplit de grandes faveurs pour les Juifs par égard pour elle, et elle obtint du roi des édits de bonté et de liberté pour les Juifs. »

Quels sont donc ces privilèges auxquelles fait référence Rabbi David Ganz dans ses chroniques ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir un siècle en arrière, sous le règne du grand-père de Casimir III, le prince Boleslav, ou Boleslav le Juste comme certains l’appelaient. Le 16 août 1264, avec le consentement des dignitaires du pays, ce dernier avait promulgué une charte de privilèges qui garantissait aux Juifs des droits économiques et la protection de leurs vies, leurs propriétés et leurs lieux de culte.

Son petit-fils et successeur, Casimir III ne se contenta pas de confirmer ces privilèges, il entreprit également de les étendre. Ainsi, le 9 octobre 1334, il attribua aux Juifs des terres faiblement peuplées dans les provinces orientales et leur garantit le droit de libre circulation dans tout le royaume. Plus remarquable encore, à l’époque où les Juifs étaient pourchassés dans plusieurs autres pays d’Europe, notamment les territoires germaniques, le souverain polonais encouragea l’immigration de Juifs qui, à ses yeux, profiteraient à l’économie du pays. Les historiens affirment d’ailleurs qu’entre 1348 et 1370, l’afflux d’immigrants juifs permit d’établir les communautés qui deviendraient plus tard des hauts-lieux du judaïsme polonais : Cracovie, Lvov, Kalicz, Pozen, Gniezno, Lublin et Plock.

Par ailleurs, Casimir le Grand interdit l’enlèvement d’enfants juifs en vue de les baptiser et ce, sous peine de mort, et il sanctionna sévèrement les citoyens surpris en train de profaner un cimetière juif.

Un autre incident survenu en 1347 prouve lui aussi la disposition favorable du monarque polonais à l’égard des Juifs. À cette époque, on accusa ces derniers d’avoir assassiné un enfant polonais dont la dépouille avait été découverte dans une forêt, à proximité de Cracovie. D’autres dirigeants auraient profité de cette rumeur pour autoriser voire encourager un pogrom. Mais Casimir le Grand, lui, fit preuve d’une admirable circonspection ; il ordonna une enquête poussée pour déterminer les véritables coupables. Par le concours de son chancelier, Jacob de Meltchin, et le prêtre Prandola (lui aussi favorablement disposé à l’égard des Juifs), l’innocence des Juifs fut clairement établi. Par la suite, le souverain promulgua un édit réfutant l’accusation de meurtre rituel, allant jusqu’à énoncer une punition pour toute charge sans fondements.

Un an plus tard, après une grave épidémie de peste noire qui avait frappé le pays, l’héritier de la dynastie de Piast  se porta de nouveau au secours du peuple juif. Cette fois, en les protégeant de hordes antisémites qui accusaient les Juifs d’avoir empoisonné les puits et réserves d’eau pour décimer les populations chrétiennes.

À ce jour, Casimir le Grand reste dans les annales de l’histoire polonaise un souverain éclairé et particulièrement tolérant envers les Juifs. Et nombreux sont les historiens qui attribuent ce traitement privilégié à l’influence discrète, mais ô combien efficace, de son épouse juive.

Entre fait et folklore

L’histoire d’Esterke a visiblement inspiré la littérature et le folklore juifs. Preuve en est la prolifération de pièces de théâtres, de livres d’histoire et de légendes en yiddish, polonais et hébreu qui relatent l’épopée de cette reine juive. Citons la pièce d’Herschel Eppelberg intitulée « Esterke » qui fut jouée pour la première fois à Varsovie, en 1890. Sans surprise, elle contient de nombreux parallèles avec la Méguila comme l’évocation d’un jeûne initié par Esterke pour assurer le succès de ses démarches auprès du Casimir quand elle plaide pour la cause des siens. Un prêtre aux sombres desseins qui s’efforce par tous les moyens de freiner les droits des Juifs n’est pas sans évoquer les machinations d’Aman, plusieurs siècles en arrière.

En raison des nombreuses légendes qui circulent à propos d’Esterke, certains historiens remettent en doute la véracité de cette histoire. Mais pour Chone Shmeruk, une autorité mondiale en matière de littérature yiddish, et auteur de l’ouvrage L’histoire d’Esterke dans la littérature yiddish et polonaise qui répertorie de nombreuses sources prouvant son authenticité, le fait que le personnage d’Esther soit présent à la fois dans les littératures yiddish et polonaises qui n’ont aucun lien l’une avec l’autre, est indicateur de sa véracité. D’autres historiens avancent que les nombreuses œuvres polonaises antisémites (dont celle de Przeslaw Mojecki citée plus haut) l’évoquant constituent les preuves les plus éloquentes de l’existence et l’influence d’Esterke.

On imagine aisément l’aversion voire la répulsion d’une jeune fille juive fidèle aux traditions à l’idée d’unir son destin à celui d’un roi non-juif, aussi riche et puissant soit-il. Mais comme l’héroïne de la Méguila avant elle, plutôt que de se lamenter sur son sort, Esterke sut accepter la volonté du Tout-Puissant et, par-dessus tout, user de sa position pour défendre les intérêts des siens et leur assurer momentanément un avenir meilleur dans cette contrée hostile. Ou mi yodéa im léet kazot igat lamal’hout ? S’inspirant des paroles que Mordekhaï adressa à Esther pour l’exhorter à plaider la cause du peuple juif auprès d’A’hachvéroch, Esterke comprit que c’était sans doute « pour un moment comme celui-ci qu’elle avait accédé au trône »…

Sources : Tséma’h David du Rabbi David Ganz ; Esterke in The Yivo Encyclopedia of Jews in Eastern Europe, par Pr Haya Bar-Itzhak ; The Polish Queen Esther, par Dr Pearl Herzog, paru dans le magazine Mishpacha.

Une version de cet article a paru dans le journal Haguesher

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