Monde Juif

Alaska Airlines et les Juifs du Yémen

19/04/2017 | par Joe Spier

Bravant d’énormes dangers, 28 pilotes d’Alaska Airlines évacuèrent 48 818 réfugiés yéménites en Israël en 380 vols. Retour sur un exode oublié de l’histoire.

L’histoire de l’exode moderne des « Beta Israël », ces quelques 22 000 Juifs éthiopiens qui furent évacués par pont aérien au cours des opérations « Moïse » et « Salomon », est bien connue du grand public. Ce qui est moins bien connu est l’histoire de l’exode dramatique de plus de 48 000 Juifs du Yémen. Et ce qui est presque méconnu est le rôle joué par la compagnie aérienne Alaska Airlines dans ce sauvetage.

Nul ne sait avec certitude à quand remonte la présence juive au Yémen. Selon la légende locale, les premiers Juifs y auraient été envoyés comme commerçants par le roi Salomon. Quoi qu’il en soit, des Juifs vivent au Yémen depuis plusieurs siècles. Dans ce pays où sévit la misère, les Juifs figuraient parmi les citoyens les plus pauvres et les plus bas de la société, méprisés et persécutés de par leur statut minoritaire de dhimmi. Néanmoins, dans l’intimité de leurs synagogues et leurs écoles, ils enseignèrent à leurs enfants à lire et à écrire l’hébreu. Ils ne délaissèrent jamais leur foi, protégèrent les traditions ancestrales, observèrent le Sabbat et transmirent leur connaissance de la Torah et du Talmud de génération en génération.

La vie des Juifs au Yémen devint intolérable.

À la suite de la Première Guerre mondiale, lorsque le Yémen obtint son indépendance, la vie des Juifs dans ce pays musulman devint intolérable. Les lois antisémites furent remises en vigueur ; les Juifs n’avaient plus le droit de marcher sur les trottoirs ; dans un procès, le témoignage d’un Juif contre un Musulman n’était pas pris en considération ; les orphelins juifs étaient convertis de force à l’islam. Seuls une poignée de Juifs parvinrent à s’échapper en Palestine ; pour le reste ils étaient à la merci de leurs oppresseurs musulmans.

Du désespoir au danger

En 1947, suite au vote de la partition de la Palestine par les Nations Unies, la situation des Juifs yéménites passa du désespoir au danger physique. Des émeutiers arabes dans le port adjacent d’Aden, à l’époque colonie de la Couronne britannique et désormais rattaché au Yémen, assassinèrent 82 Juifs et incendièrent le quartier juif. La création de l’État d’Israël le 14 mai 1948 et la guerre d’indépendance exacerbèrent la situation sécuritaire des Juifs yéménites, comme ce fut le cas dans tous les pays arabes. Il fallut toutefois attendre mai 1949, quand l’imam du Yémen permit contre toute attente à tous les Juifs de quitter le pays, pour que ceux-ci puissent enfin s’enfuir. Ils aspiraient à retourner à Sion si seulement ils en avaient les moyens. À l’époque, un peu plus de 49 000 Juifs vivaient au Yémen.

À l’issue de la guerre d’indépendance début 1949, Israël se retrouva dévasté et pratiquement en faillite. Pourtant, en dépit de la logique et des recommandations de ses conseillers économiques, David Ben Gourion, le tout premier Premier ministre israélien donna aussitôt l’ordre de mettre en place le processus de « rassemblement des exilés », et ce dans les plus brefs délais. Et comment Israël se procurerait-il les fonds nécessaires au financement d’un tel projet ? demandèrent les sceptiques. « Allez trouver les Juifs de la diaspora et demandez-leur l’argent nécessaire » fut la réponse de Ben Gourion.

Recherchons avions

L’Égypte ayant fermé le canal de Suez aux Juifs du Yémen ; il fallut donc les transporter par convoi aérien en Israël. Le Joint (l’American Jewish Joint Distribution ou JDC), l’organisation juive internationale d’aide humanitaire, accepta de financer l’exode yéménite et d’organiser le convoi aérien, mais il leur fallait se procurer des avions.

Crédit : Al/Taylor, avec l’aimable autorisation de l’American Jewish Joint Distribution

Alaska Airlines fut fondée en 1932 quand Mac Mc Gee fit l’acquisition d’un Stinson à trois places et créa une compagnie aérienne de vols non réguliers en Alaska. Avec la nomination du président James Wooten en 1947, la compagnie aérienne commença à acheter des avions de surplus du gouvernement américain et en l’espace d’un an, elle se hissa au rang de la plus grande compagnie aérienne de vols non réguliers du monde.

Il fallait avancer 50 000 $  en espèces pour mettre en place le convoi aérien, des liquidités dont Alaska Airlines ne disposait pas.

Le Joint entra en contact avec Wooten et lui demanda si Alaska Airlines accepterait de se charger du transport aérien des Juifs yéménites. Wooten se montra désireux de se rallier à cette cause mais Ray Marshall, président du conseil d’administration, émit des réserves. Il considérait cette affaire comme une perte de temps et d’argent pour la compagnie aérienne. Il fallait en effet avancer 50 000 $  en espèces pour mettre en place le convoi aérien, des liquidités dont Alaska Airlines ne disposait pas. Marshall insista pour que Wooten avance les fonds nécessaires de sa poche.

Wooten collecta les 50 000 $ en souscrivant un prêt auprès d’une agence de voyage associée avec le Joint. Le contrat fut signé et l’opération « Sur les ailes de l’aigle », plus connue sous son surnom d’opération « Tapis volant », débuta.

Sur les ailes de l’aigle

Étant donné que le Yémen ne permettait pas aux réfugiés juifs d’être évacués en partance de leurs pays, la Grande-Bretagne autorisa l’établissement d’un camp de transit dans la colonie de la Couronne voisine d’Aden, d’où débuterait le convoi aérien. Alaska Airlines établit sa base à Asmara, en Érythrée, avec son équipage, ses pilotes et sa flotte aérienne – des Douglas DC-4 et des Curtiss C-46. Il fut convenu que les avions voleraient chaque matin depuis Asmara jusqu’à Aden pour y embarquer les passagers et s’y ravitailler en carburant. De là, ils gagneraient l’aéroport de Tel Aviv (via la Mer rouge et le golfe d’Aqaba), y déposeraient les réfugiés, se poseraient à Chypres pour la nuit, puis regagneraient leur base d’Asmara à l’aube, pour y recommencer leur circuit. En tout, le voyage aller-retour devait durer environ 20 heures.

Juifs yéménites montant en Israël dans le cadre de l’opération Tapis volant en 1949

Les avions tels qu’ils étaient configurés ne pouvaient pas transporter assez de passagers ou suffisamment de carburant. Ils furent donc réaménagés en replaçant les sièges d’avion habituels par des rangées de bancs, et en insérant des réservoirs supplémentaires de carburant le long des fuselages, derrière les bancs. Des appareils destinés à transporter 50 passagers pouvaient désormais en accueillir 120. Quant au supplément de carburant, il permettrait la mince prouesse d’ajouter une heure de vol.

Entre temps, le camp de transit d’Aden, appelé « Camp Guéoula » (rédemption en hébreu) fut mis en place par le Joint et pourvu de personnel médical et de travailleurs sociaux israéliens, sous la direction de Max Lapides, un Juif américain. On fit également appel à des intermédiaires chargés de payer aux divers chefs de tribu yéménites un « impôt par tête » qui permettrait aux réfugiés juifs de traverser leurs territoires.

Quand les Juifs du Yémen furent informés de leur évacuation imminente, ils laissèrent derrière eux leurs maigres possessions (à l’exception de leurs livres de prière et leurs rouleaux de Torah) et comme dans l’exode biblique, ils quittèrent l’esclavage pour se mettre en route vers la liberté. Ils voyagèrent à pied en groupes de familles, parcourant parfois des centaines de kilomètres dans les tempêtes de vent et de sable, à la merci des bandits et de la population autochtone qui leur était hostile. Jusqu’à ce que, à moitié morts et destitués, ils atteignirent la frontière d’Aden où ils furent accueillis par les équipes israéliennes qui les conduisirent au camp de transit. C’est à Aden qu’ils découvrirent pour la première fois de leur vie l’électricité, les médicaments, l’eau courante, les sanitaires et l’hygiène corporelle. Pendant toute la durée de l’opération, les Juifs du Yémen affluèrent au camp Guéoula à un rythme régulier, des nouveaux groupes s’y installant aussitôt le précédent groupe évacué.

Crédit photo : Avec l’aimable autorisation de l’American Jewish Joint Distribution Committee

Si faire arriver les Juifs yéménites à Aden ne fut pas chose aisée, les faire monter dans les avions fut une toute autre paire de manches. N’ayant jamais vu de tels engins de leur vie, et n’ayant jamais vécu ailleurs que dans des tentes, bon nombre de ces immigrants en furent effrayés et refusèrent d’embarquer. Il fallut leur rappeler que leur montée en Israël par voie aérienne avait été prophétisée dans le livre d’Isaïe, « ils prendront leur envol comme des aigles », (promesse d’ailleurs corroborée par le logo à l’effigie d’un aigle aux ailes déployées peint sur la porte de chaque appareil) pour les encourager à embarquer dans les avions. Une fois à l’intérieur, beaucoup préférèrent s’asseoir à même le sol plutôt que sur ces banquettes capitonnées auxquelles ils n’étaient pas habitués. Ensuite, il fallut user de beaucoup de persuasion pour les empêcher d’allumer des feux dans l’habitacle de l’avion afin de réchauffer leur nourriture. Et pour couronner le tout, près de la moitié des passagers, victimes de mal de l’air vomirent au-dessus des réservoirs supplémentaires de carburant. En dépit de ce voyage mouvementé, à leur arrivée en Israël, les Yéménites psalmodièrent des bénédictions et entonnèrent de joyeux chants.

Le Moïse irlandais

Pour lancer l’opération « Tapis volant », Alaska Airlines envoya Bob Maguire, un pilote américain avec de l’expérience en gestion, au Moyen-Orient. Maguire vola entre 270 et 300 heures par mois. S’il avait été aux États-Unis, les règles de l’aviation en vigueur ne lui auraient pas permis de dépasser les 90 heures de vol mensuelles. Ben-Gourion surnomma Maguire « le Moïse irlandais ». Cette mission lui coûta sa carrière. En effet, il contracta un parasite qui affecta son cœur et perdit à cause de cela son permis de pilote commercial au début des années 1950. Un autre pilote fut Warren Metzger, qui entre les vols, trouva le temps d’épouser l’hôtesse de l’air en service. Au moins l’un de ces pilotes, Stanley Epstein, était juif.

Le travail fut difficile. De nombreux avions essuyèrent des tirs.

Le pont aérien qui débuta en juin 1948 fut difficile pour les pilotes qui volaient 16 heures par jour et tout aussi difficile pour les avions qui devaient voler au-delà de leurs intervalles de service programmés. Le carburant était difficile à se procurer, le sable du désert faisait des ravages sur les moteurs, et le pilotage des appareils fut effectué à l’aveuglette en raison de la mauvaise visibilité et des conditions atmosphériques pénibles.

Les pilotes s’exposèrent à d’énormes dangers. De nombreux appareils essuyèrent des tirs. L’un des pilotes, qui rasa un territoire arabe en approchant d’Israël, vit des balles traçantes fuser en direction de son appareil. Un autre avion se fit crever le pneu au cours d’un raid aérien sur Tel-Aviv. À une certaine occasion, Maguire dut effectuer un atterrissage forcé en Égypte en raison d’une panne de carburant. Les Israéliens avaient averti tous les pilotes que s’ils devaient atterrir dans un territoire arabe, les réfugiés juifs et peut-être même l’équipage risquaient de se faire tirer dessus. Pour parer à cette éventualité, le pilote à l’esprit vif annonça aux responsables de l’aéroport qu’il avait besoin d’ambulances pour conduire ses passagers à l’hôpital. Quand on lui en demanda la raison, il répondit que ses passagers étaient atteints de variole. Les Égyptiens effrayés le sommèrent de quitter immédiatement leur territoire. C’est ainsi que Maguire reçut son carburant et reprit son vol en direction de Tel Aviv.

Au milieu de l’opération, le conseil d’aéronautique civile américain obligea Alaska Airlines à fermer sa compagnie internationale. C’est une autre compagnie appelée Near East Air Transport, dont le président était James Wooten et les pilotes et appareils provenaient tous d’Alaska Airlines, qui prit le relais et boucla le pont aérien de l’opération « Tapis volant ». En réalité, il s’agissait simplement de la compagnie Alaska Airlines opérant sous un autre nom.

L’opération « Tapis volant » prit fin en septembre 1950, livrant un bilan impressionnant : en tout, 28 pilotes d’Alaska Airlines avaient effectué 380 vols et évacué 48 818 réfugiés, la quasi-totalité de la population juive du Yémen, en Israël. Par miracle, il n’y eut aucun mort ni blessé.

L’opération « Tapis volant » fut tenue secrète pour des raisons de sécurité et pour empêcher des actes de sabotage. Ce ne fut que plusieurs mois plus tard que le public ou la presse apprirent l’existence de cette remarquable opération de sauvetage.

Aujourd’hui, Alaska Airlines est une compagnie aérienne internationale desservant 60 villes et 3 pays. Les passagers qui l’empruntent ignorent souvent son passé héroïque ; son rôle incontournable dans le sauvetage des Juifs du Yémen.

La photo du haut nous a été gracieusement fournie par l’American Jewish Joint Distribution.

Related Articles

Donnez du pouvoir à votre voyage juif

Inscrivez-vous à l'e-mail hebdomadaire d'Aish.com

Error: Contact form not found.

linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram