L’art de danser sur un pied
À 13 ans, Yitzy Haber se fit amputer sa jambe droite atteinte d’un cancer. Cela ne l’a pas empêché de consacrer toute sa vie à propager la joie autour de lui…
Yitzy Haber est le genre de type avec lequel vous aimeriez bien vous retrouver coincé dans un ascenseur tombé en panne. Son optimisme est contagieux et il a le don de savoir tirer parti de chaque situation. Il faut dire que la vie lui a fourni un sacré entraînement en la matière.
Yitzy a grandi comme tout enfant de son âge ; fervent supporter de l’équipe de football locale, passionné par les maquettes d'avions et sportif invétéré. Malgré son gabarit plutôt costaud, il était le coureur le plus rapide de sa classe. Il avait une épaisse tignasse indisciplinée de cheveux bouclés et un sourire irrésistible qui l’avait sorti de plus d'une mésaventure. Bref, la vie était belle et il se savait.
Mais à l’âge de 11 ans, au cours d’un entrainement, Yitzy ressentit une douleur subite dans sa jambe droite. Lorsque la douleur se mit à empirer, les médecins lui prescrivirent le port de béquilles, pensant qu’une de ses jambes grandissait peut-être plus vite que l'autre. Puis vinrent d'autres tests et des radiographies. Finalement, l’adolescent et ses parents apprirent le véritable diagnostic. Yitzy était atteint d’ostéosarcome, l'un des cancers des os les plus fréquents chez les enfants.
A en juger par le mascara qui coulait sur ses joues, Yitzy eut tôt fait de comprendre que sa mère était totalement bouleversée par la nouvelle. Pour sa part, il ne prit pas la chose trop au sérieux. Après tout, que savait-il vraiment du cancer ?
« Je pensais que j’allais rater une semaine d'école tout au plus, couché dans mon lit à regarder la télé, tout en m’enfilant quelques cachets » se souvient Haber, devenu aujourd’hui un adulte de trente ans à la barbe bien taillée et au sourire indéfectible.
Toutefois, rien n’aurait pu le préparer à ce qu’il allait devoir endurer: de multiples opérations, une année de chimiothérapie avec tous les effets secondaires possibles – perte de cheveux, vomissements, infections. Tout au long de cette épreuve, sa famille et lui-même furent heureusement pris en charge par leur communauté aussi bien que par Chai Lifeline, une organisation internationale qui fournit bénévolement de nombreux services pour les enfants atteints de cancer et leurs familles.
« Chai Lifeline m’a payé des professeurs particuliers, et s’est assuré que nous aurions tout le temps de la visite, se souvient Yitzy. Ils nous ont offert les services d’assistantes sociales, qui nous ont suivis, moi, aussi bien que mes parents et frères et sœurs qui vivaient un véritable enfer. Mon frère n'avait que six ans et personne ne pensait qu'il comprenait ce qui se passait, jusqu’à ce qu’on l’a entendu demander à l’assistance sociale: « Est-ce que Yitzy va mourir ? »
Le traitement de Yitzy, quant à lui, fut loin d’être simple; une allogreffe (un donneur d’os), toujours plus d’opérations, toujours plus d'infections, de bouts de fer, d’épingles, de tiges métalliques. Il avait l’impression d’être une marionnette. Du haut de ses treize ans, il fut mis face à trois choix: l’insertion d’une autre allogreffe à partir du genou ce qui paralyserait à vie toute sa jambe droite qu’il lui serait dès lors impossible de plier, le remplacement de son genou et de son os avec un genou et une barre en métal, ce qui présenterait un risque élevé d'infection et nécessiterait de nombreuses interventions chirurgicales pour remplacer les implants au fur et à mesure de sa croissance (et pouvait facilement se fissurer, ce qui limiterait toute activité physique normale pour un garçon de son âge), ou enfin, l’amputation de sa jambe au-dessus du genou. Les parents de Yitzy le laissèrent prendre la décision.
« C’est à cet instant précis que j’ai pris la décision de tout faire pour être heureux, même avec une jambe en moins. Je n'ai jamais depuis regardé en arrière. »
« J'ai opté pour l'amputation. Je voulais pouvoir danser, faire du sport. Je voulais pouvoir mener une vie normale. »
Prendre une décision aussi capitale est une chose mais le choc de se réveiller un jour sans sa jambe, en est une autre.
« Je me souviens très bien de ce moment, la sensation d’avoir ma jambe et puis brusquement de ne plus l'avoir, explique t-il. Je ne peux même pas décrire ce que j’ai ressenti – ce fut un tel choc. J’ai alors vu, dans le service de cancérologie, une femme lugubre, triste, tassée sur un fauteuil roulant, et j’ai pensé qu’avec une telle attitude, il était certain qu’on fonçait droit vers la mort. En revanche, me suis-je dit, si je gardais le moral, je motiverais mon corps à vouloir se battre, et sortirai vainqueur de l’épreuve. J'avais toujours été quelqu’un d’optimiste, mais c’est à cet instant précis que j’ai pris la décision de tout faire pour être heureux, même avec une jambe en moins. Depuis, je n’ai jamais regretté ma décision. »
Mais bien évidemment, tout l'optimisme et la détermination du monde n’allaient pas pour autant supprimer les innombrables défis à surmonter. Pendant des années, Yitzy ressentit des « sensations fantômes » typiques des amputations, là où se trouvait autrefois sa jambe. Ces sensations variaient, des plus bénignes, comme une impression d’orteils qui remuaient, ou une démangeaison inexplicable quelque part sur sa jambe sans parvenir à déterminer l’endroit exact, aux plus atroces, avec une douleur insupportable à l’emplacement de son mollet ou sa cheville. Ces douleurs fantômes ont presque disparu, mais encore aujourd’hui, s'il fait un mauvais pas qui, chez une personne normale se serait soldé par une entorse à la cheville, il va automatiquement se mettre à boiter. « J’arrive toutefois maintenant à me convaincre que ça ne me fait pas mal, qu'il n'y a pas de cheville en fait et cela réussit à m'empêcher de boiter. »
Ainsi, durant son adolescence, Yitzy dut entamer le fastidieux processus de réapprendre à marcher et même de comment « bien » tomber pour ne pas se blesser. Malgré tout ça, il trouva le moyen de se réjouir et de réjouir les autres autour de lui.
Le temps fort de l’année était ces deux semaines de vacances organisées par la colonie Simcha de l’organisme Chai Lifeline qui accueille gratuitement des enfants atteints du cancer. Yitzy l’espiègle s’y amusait comme un fou et prenait un malin plaisir à taquiner ses camarades. Il se souvient : « Je leur disais, celui qui peut mettre un pied par terre et un pied au plafond en même temps devient chef de la chambrée. Et ils essayaient tous, se cassaient la figure et alors, je retirais ma prothèse et touchais le plafond avec. Je fais cette blague jusqu’à présent. »
Je leur ai donné de l'espoir et cela m'a donné de la force.
Yitzy passa cinq étés à la colonie Simcha et y devint moniteur, découvrant combien il avait en fait à offrir aux autres. « J'avais été du côté de ceux qui recevaient depuis si longtemps que ce fut un sentiment extraordinaire de passer enfin de l'autre côté et de pouvoir donner, dit-il. Je savais d'expérience le cauchemar que traversaient ces enfants. Je pouvais voir que je leur apportais vraiment quelque chose, et je leur ai donné de l'espoir. Et cela m'a aussi donné de la force. »
Une vie bien remplie
Arrivé à l’âge adulte, le jeune homme robuste et épanoui qu’était devenu Yitzy commença à caresser des projets de mariage. Ses parents étaient soucieux : y aurait-il une femme qui l’accepterait ? Mais lui, ne s’en inquiéta jamais : « J’étais peut-être naïf, mais une chose est certaine, je n’ai jamais pensé que mon passé médical pourrait poser problème, et j’ai rencontré pas mal de filles. Et puis, qui sait ? Le fait qu’aucune fille ne voulait passer pour celle qui a refusé de sortir avec l’unijambiste a peut-être joué en ma faveur » dit-il avec un clin d'œil. Aujourd’hui marié et père de deux jeunes enfants, sa jambe – ou plutôt son absence – n'a jamais posé de problème. « En toute simplicité, mon fils aîné me dira : Papa, va mettre ta jambe qu’on puisse aller jouer. Ils n'ont jamais connu autre chose. »
Avec l'aide de ses parents, grands-parents et autres, Yitzy se forgea une vie bien remplie. Mais une autre tragédie allait survenir. Lorsqu’il eut 20 ans, sa mère, Dina Haber, à laquelle il rend hommage pour avoir maintenu l’unité de sa famille au plus fort de sa crise, tomba malade – d’un cancer. C’est elle qui avait appris à Yitzy comment apprécier chaque moment de la vie, et elle appliqua ce principe tout au long de son propre calvaire. Un jour, il rentra de sa Yéchiva et la trouva en pleine dégustation d’une énorme glace, garnie de bonbons et sirop de chocolat, le tout couronné d’une cerise. Je lui ai demandé : « C’est en quel honneur ? » Et elle m’a répondu « Je célèbre le fait d’être encore en vie cette année. » Elle le pensait sincèrement. Elle célébrait sincèrement sa vie. Au terme d’une bataille de trois ans contre la maladie, Dina s’éteignit, un an après le mariage de Yitzy.
À bien des égards, perdre une jambe à cause d’un cancer fut plus simple physiquement qu’émotionnellement. Il est parfois difficile de comprendre les difficultés que traversent ceux qui n'ont jamais été confrontés à des changements traumatiques dans leur vie. « Au début de notre mariage, j’avais parfois du mal à comprendre les petites contrariétés dont se plaignait ma jeune épouse, se souvient Yitzy. Je ne voyais vraiment pas ce qu’il y avait de si dramatique dans ce qu’elle me racontait. Même réaction quand j’entendais mes copains évoquer leurs dernières rencontres et que l’un d’eux déclarait qu’il ne sortirait jamais avec une rousse. Je ne pouvais pas croire à quel point les gens pouvaient être superficiels, voire étroits d’esprit. » Les personnes ayant été atteintes d’un cancer ont du mal parfois à se réadapter à leur vie. Aussi, Yitzy participe aujourd’hui à un nouveau groupe de soutien par le biais de Chai Lifeline qu’il a surnommé le « groupe-de-ceux-qui-sont-passés-par-là ». Il y fait ce qu'aucune assistance sociale ne peut faire : servir d’exemple vivant. « Quand quelqu'un a peur et me dit : comment vais-je réussir à me marier ? Ou comment vais-je réussir à me réinsérer ? Je les encourage et je leur prouve que rien n’est impossible. »
Rire est un sujet sérieux
Yitzy s’efforce sans relâche de susciter la joie chez les autres.
Yitzy n'est pas seulement déterminé à susciter à tout prix la joie dans sa vie, il s’efforce aussi sans cesse d’éveiller ce sentiment chez les autres. Ou, comme il le dit « d’obtenir un rire ou un sourire, à n’importe quel prix. » Et il prend son boulot très au sérieux. Il s’était intéressé un peu à la magie durant sa maladie, l’avait transformée en passe-temps au lycée en animant les anniversaires, pour en faire finalement son métier. Il anime à présent plus de 100 Bar-Mitsvas par an comme « danseur animateur », vêtu de couleurs vives pour encourager adolescents (et autres adultes léthargiques) à se lever et faire la fête. Il combine pour cela son charisme naturel et son énergie et les transforme en un ingrédient parfait pouvant nourrir tant le corps que l'esprit.
« Je pense que nous pouvons tous, si nous en faisons l’effort, voir le bien dans ce qui nous arrive » dit Yitzy, son sourire d’habitude omniprésent s’effaçant momentanément. Il n’y rien de très agréable à vomir, à se trouver couché sur une table d’opération ou à perdre sa jambe… Mais si je devais retraverser toutes ces épreuves pour être sûr d’en arriver là où je suis aujourd’hui, je le ferais sans hésiter. Ce n’est pas simplement parce que j’ai eu le cancer que je m’efforce d’apprécier la vie maintenant. C’est plutôt une leçon de vie que j’ai profondément intériorisé en moi. Je ne me suis jamais posé la question «Pourquoi ça m’arrive à moi ?». C'était la réalité, un point c’est tout, et je devais donc composer avec. »
« Je rêve de construire un miroir magique géant qui apprendrait aux gens à apprécier tout ce que la vie leur offre. Le principe serait le suivant : toute personne qui se trouverait contrarié par une broutille – comme un enfant qui aurait oublié de dire merci, ou une maison qui n’est pas parfaite – se regarderait alors dans le miroir et verrait une personne qui lui ressemblerait mais dont la vie a été bouleversée par une maladie ou un accident. Les gens apprendraient ainsi à apprécier tous les bienfaits dont ils sont comblés et comprendraient que rien n’est acquis. S’il y a bien un rêve que j’aimerais voir se concrétiser, ce serait celui-là. »