Témoignages Shoah

Collaborateur nazi ou héros?

20/02/2014 | par rabbin Benjamin Blech

Dans son nouveau film, Le dernier des injustes, le cinéaste Claude Lanzmann plonge au cœur des ténèbres de la Shoah en analysant les implications morales du pacte que Benjamin Murmelstein, un rabbin juif, conclut avec le diable.

Claude Lanzmann, le cinéaste français spécialiste de films documentaires, comme Shoah, le célèbre long-métrage de 9h30 sur la Shoah, qui présente des témoignages d’une série de survivants, de témoins, et de criminels allemands, est revenu sur ce thème qui continue à le fasciner, mais en adoptant cette fois-ci un point de vue totalement différent.      

Il se concentre cette fois sur un seul homme et sur une question profonde liée à l’ambigüité morale du mal.

Le dernier des injustes est le produit de très longues conversations que Lanzmann a eues avec survivant pas comme les autres. Benjamin Murmelstein, un rabbin viennois, de toute évidence brillant et extrêmement doué, futà l’originerecruté par Adolf Eichmann pour rédiger des rapports à l’adresse des autorités nazies. Par la suite, il fut chargé d’un programme visant soi-disant à autoriser les Juifs à émigrer, mais en fait destiné principalement à remplir les poches d’Eichmann. Pour finir, il fut nommé « Doyen des Juifs » du tristement célèbre camp de concentration de Theresienstadt, où il fut lui-même fait prisonnier, prenant la place des deux Doyens qui l’avaient précédé et qui avaient été brutalement exécutés d’une balle derrière la tête.

Disons-le, suivre cette histoire, comme le fait le film en se concentrant uniquement sur le point de vue de Murmelstein – personne d’autre n’étant interviewé pour contester sa version des choses – c’est quelque peu bousculer nos concepts clairement définis de moralité. 

Murmelstein aida les nazis alors qu’ils utilisaient ingénieusement le ghetto de Theresienstadt, un cruel paradis fictif, dans des films de propagande montrés au monde.

Murmelstein fut un collaborateur. C’est lui-même qui choisit de se décrire par ce qui est devenu le titre du film : Le dernier des injustes, un jeu de mots évident sur le titre du puissant roman d’André Schwartz-Bart, lauréat du prix Goncourt, Le dernier des justes, une fiction qui traite des trente-six Justes grâce auxquels l’humanité entière subsiste. Murmelstein aida les nazis alors qu’ils employèrent utilisaient le ghetto de Theresienstadt, un paradis cruellement fictif donné par Hitler en cadeau aux Juifs, dans des films de propagande diffusés dans le monde le dépeignant en apparence comme un village dans l’esprit de Potemkine, dans lequel ils pouvaient profiter de tous les aménagements d’une vie prospère et épanouissante. Faisant office de guettomodèle pour les visites de la Croix rouge, ce sitefut le lieu de tournage d’un film montrant des Juifs joyeusement affairés au travail, ou occupés à jouer. En réalité, c’est dans ce camp que la faim et la maladie, conséquences d’un horrible surpeuplement et d’épouvantables conditions sanitaires, tuèrent près de 100 000 Juifs. Pour beaucoup de juifs, ce fut la première étape vers un « transfert vers l’est », où ils finiraient brutalement exterminés.  

Cette réalité aurait suffi pour que Murmelstein soit sévèrement condamné par beaucoup après la guerre. Bien qu’il fût acquitté de l’inculpation de collaboration avec les nazis par un sévère tribunal tchèque, il ne mit jamais les pieds en Israël pour éviter de faire face à un second procès. Gershom Sholem, le célèbre historien et philosophe israélien appela publiquement à le punir par la pendaison - bien qu’ironiquement, comme le note Murmelstein d’un ton mordant dans le film, Scholem eut plaidé pour qu’Israël épargne la vie d’Eichmann après que le tribunal l’avait jugé coupable d’avoir planifié et mis en œuvre la « Solution finale » des nazis.   

Mais cependant… Voilà le moment où le film nous force à commencer le processus tortueux de réévaluer des choix moraux face à des options opposées qui n’offrent aucune solution satisfaisante. Comment trouver le juste équilibre entre l’héroïsme et la recherche de l’intérêt personnel ? Jusqu’où est-il possible d’atténuer le crime de collaboration si, par son intermédiaire, l’on accède à une meilleure solution, entre deux solutions cauchemardesques ? Y a-t-il une place dans la sphère morale pour justifier l’assistance aux pervers dans le but d’accéder à un résultat légèrement plus favorable pour, au moins, une partie des innocents ?

En bref, pouvons-nous pardonner ou peut-être même, dans une certaine mesure, approuver le choix de Murmelstein de réagir au but de génocide du régime nazi, en endossant le personnage d’un « réaliste calculateur », effectuant un pacte avec le démon afin de diminuer quelque peu son pouvoir destructeur? 

Grâce à ses efforts, et à sa coopération avec Eichmann, il sauva les vies de 120 000 Juifs.

Lentement, mais assez efficacement, nous nous laissons entraîner par la manière dont Murmelstein justifie ses actes. Il est vrai que grâce à ses efforts - et à sa coopération avec Eichmann - il sauva les vies de 120 000 Juifs en organisant leur émigration en Palestine et vers d’autres havres de paix. Il relate avec enthousiasme comment il réussit à faire sortir2000 détenus du camp de concentration de Dachau et les envoya au Portugal et en Espagne via la France occupée. Bien qu’il eût pu facilement émigrer à Londres lui-même, il resta à Vienne, car il ressentit qu’il « avait quelque chose à accomplir - une mission. »     

Compte tenu de l’impossible tâche de servir de « Doyen des Juifs » à Theresienstadt, Murmelstein commença à « améliorer » ses équipements, aidant à éradiquer la typhoïde et à améliorer quelque peu sa structure pour les malades et les personnes âgées - bien que cela revînt à perpétuer un mensonge pour la propagande. Placer des fenêtres aux vitres, insiste-t-il, maintenait les gens plus au chaud à l’intérieur. Quant au film de propagande pour lequel il coopéra, Murmelstein affirme : « Ils nous montraient en vie, donc ils ne nous tuaient pas. C’était mon raisonnement et j’espère qu’il était correct. »

Vers la fin du film, il apparaît clairement que Lanzmann a été convaincu. Les dernières scènes le montrent mettant son bras autour de Murmelstein, lui affirmant qu’il le considère comme un ami.

Mais, c’est à nous, les spectateurs, qu’il incombe d’émettre nos propres jugements.

Des officiers juifs

En sortant du cinéma, j’entendis un couple, pris par le puissant charisme et l’intelligence de Murmelstein, se demander pourquoi, plutôt que d’être condamné, il n’avait pas été traité en héros. A mon avis, cette remarque était très exagérée.

L’idée ingénieuse des nazis de nommer des Juifs surveillant d’autres Juifs pour être complices de leur propre esclavage a un précédent biblique. La Torah nous apprend que lorsque les Égyptiens contraignirent les Hébreux à fabriquer des briques pour leurs projets de construction, ils nommèrent au-dessus d’eux des contremaîtres et des officiers. Les contremaîtres étaient égyptiens, tandis que les officiers étaient des Hébreux. Ceux qui étaient directement responsables des esclaves hébreux et avaient le rôle d’assurer le quota de travail étaient des gens issus de leur propre peuple.   

Le texte poursuit : « Les officiers israélites qu’avaient nommés les administrateurs de Pharaon furent fouettés. On leur dit : "Hier et aujourd’hui, vous n’avez pas livré la quantité requise. Pourquoi n’avez-vous pas produit autant de briques qu’auparavant ?" [Exode 5:14]. Le Midrach explique que les officiers israélites avaient refusé de se plier aux ordres stricts de leurs maîtres. Ils ne fouettaient pas les travailleurs qu’on leur avait assignés dans le but qu’ils remplissent la terrible charge de leur quota. Ils choisirent d’être battus eux-mêmes plutôt que d’opprimer leurs frères. 

Les Sages nous enseignent qu’un événement remarquable, des années plus tard, récompensa leur bravoure : ces mêmes hommes furent ceux qui eurent le mérite d’être choisis comme membres du premier Sanhédrin. « Il fut prélevé de l’esprit qui reposait sur Moïse et placé sur eux, comme il est dit : "Rassemble pour Moi soixante-dix hommes parmi les anciens d’Israël" [Nombres 11:16] parmi ceux-là dont tu connais le bien qu’ils ont fait en Égypte, à savoir les officiers qui préférèrent souffrir eux-mêmes plutôt que d’imposer la souffrance aux autres » [Commentaire de Rachi, Exode 5:14]

Des héros juifs ne peuvent persécuter leurs frères juifs, peu importe les conséquences. C’est ce qui leur fait gagner le respect et l’admiration de notre peuple. Et tout compromis pour obtenir une sécurité personnelle ou des privilèges particuliers remet sérieusement leurs actes en question.

Murmelstein fut le premier à admettre qu’il n’agît pas en saint lorsqu’il administra les décrets sévères imposés par les nazis.

Murmelstein fut le premier à admettre qu’il n’agît pas en saint lorsqu’il administra les décrets sévères imposés par les nazis. Dans un dialogue mémorable du film, il cite Isaac Bashevis Singer affirmant : « Il n’y pas eude saints pendant la Shoah, uniquement des martyrs. » Mais ce n’est pas vrai. Ceux qui sont familiers des écrits sur l’Holocauste connaissent des milliers d’âmes saintes et pieuses dont les actes furent éminemment saints, au-delà de toute compréhension humaine. Les figures vraiment héroïques ne se seraient jamais pliées aux ordres de leurs oppresseurs, peu importe ce qui aurait pu être obtenu, en se compromettant avec le démon.  

Il ne fait aucun doute que contribuer au mal dans le but d’éviter un plus grand mal ne peut nous laisser sans tâche vis-à-vis du crime commis, peu importe à quel point nos intentions sont nobles. Murmelstein comprit ce principe lorsqu’il se qualifia lui-même de« dernier des injustes. »

En outre, nous serons toujours amenés à nous demander si le meurtre de six millions de victimes aurait pu être possible sans une certaine coopération de ses victimes.

Mais à dire vrai, voici l’essentiel : la Shoah étant insondable, il nous est impossible d’offrir un juste jugement. Et sur ce point, Murmelstein avait raison : « Nous pouvons condamner, mais ne pouvons juger. » Et ce que Claude Lanzmann, dans ce film inoubliable nous a montré, c’est la profonde difficulté de mettre en doute la culpabilité de n’importe quel survivant - car en aucune manière, nous ne pouvons nous mettre à leur place ou affirmer de manière réaliste comment nous aurions agi dans leur situation.

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