Témoignages Shoah

Les rescapés de l’enfer

13/04/2015 | par Tova Lebovits

Grâce à une audace hors du commun, un homme parvint à sauver de nombreuses vies pendant la Shoah. Sa propre fille signe un témoignage à couper le souffle.

Je suis une enfant de survivants de la Shoah. J'appartiens à cette génération qui a vécu dans l'ombre des malheurs de nos parents, dont l'enfance s'est déroulée sans famille, sans grands-parents, sans une ribambelle d'oncles, de tantes, de cousins, qui avaient disparu, mais dont la présence silencieuse était toujours sous-jacente. J'appartiens à cette génération qui doit affronter les horreurs du passé tout en ouvrant la voie vers un futur incertain.

Il n'est pas de mon devoir d'expliquer ce qu’a fait Hitler, ni de faire en sorte que le passé disparaisse. En revanche, il est de mon devoir de me souvenir, et de transmettre la mémoire. Il m’appartient de me souvenir des Nazis, de ce mal absolu, de la menace qu'ils ont fait peser sur ma vie, sur mon peuple, comme sur l'humanité.

Ce n'est qu'au moyen de notre mémoire collective que nous parvenons à affronter un mal aussi démoniaque. Je suis une messagère, et je témoigne au nom de la famille et des amis de mes parents.

Mon père, Chammaï Davidovics, m'a appris à me battre pour la vie. Il était incapable de parler de ce qu'il avait vécu pendant la guerre, ni de sa famille disparue. Il s'imposa le silence durant toute sa vie, et il me fallut apprendre à accepter ce silence, malgré mon besoin impérieux d'en savoir plus.

Au fil des années, des survivants et des personnes qu'il avait sauvées parvinrent à nous retrouver, et c'est alors que je découvris son histoire. Ce n'est qu'avant de mourir que mon père rompit son silence et compléta les récits que mes frères et moi avions recueillis. Et ce n'est qu'alors qu'il fit le douloureux effort de répondre à nos questions les plus torturantes.

Un réseau clandestin de faux-papiers

Mon père naquit en 1912 dans une famille hassidique de Danilev (près de Hust), une petite ville de Tchécoslovaquie située dans les Carpates. Ma grand-mère, Guitel, dont je porte le nom [Tova est une traduction hébraïque du mot Guit, bon en yiddish] était un petit bout de femme énergique et pleine d'entrain. Elle parvint à mettre au monde 14 enfants (dont 12 parvinrent à l'âge adulte), 8 garçons et 4 filles, mon père se situant plus au moins au milieu.

Comme tous les enfants du voisinage, mon père fréquentait le 'heder (l'école juive), parlait yiddish et était pratiquant. Cependant, sa curiosité naturelle et son goût de l'aventure le poussèrent à s'aventurer en-dehors du shtetl (du village). Il étudia l'hébreu et certaines matières profanes. A l'âge de 16 ans, il fut admis dans un lycée allemand à Berne, tout en continuant à étudier parallèlement la Torah. Puis il s'engagea dans l'armée tchécoslovaque et fut, par la suite, l'un des rares Juifs admis à l'Université de Budapest.

Mon père parlait couramment 12 langues, détenait un doctorat de sociologie, ainsi qu’une ordination rabbinique de l’Institut rabbinique de Budapest.

Lorsque l'armée allemande envahit la Hongrie, fin 1943, il parlait couramment 12 langues, détenait un doctorat de sociologie, ainsi qu’une ordination rabbinique de l’Institut rabbinique de Budapest.

Au début, les Allemands ne déportèrent que les Juifs ne possédant pas de papiers d'identité hongrois ou tchèques. Malheureusement, la plupart des Juifs, surtout ceux qui habitaient dans de petits villages, bien qu'ayant vécu là depuis des siècles, étaient dépourvus de pièces d'identité.

Mon père et plusieurs de ses amis mirent sur pied un réseau de faux papiers qui leur permirent de fabriquer de fausses pièces d'identité et divers documents destinés aux Juifs. Ils étaient soutenus financièrement par des Juifs fortunés et travaillaient avec Raoul Wallenberg, à qui ils fournissaient les documents nécessaires.

Un prestidigitateur né

C'est à cette époque que mon père passa maître dans l'art de la dissimulation, changeant d'identité lorsque ses différentes missions l'exigeaient. Par chance, il avait le physique de l'Aryen, parlait couramment l'allemand et, contrairement à ceux qui ne voulaient pas voir les signes annonciateurs de la catastrophe, il pensait qu'il était temps d'agir et de prendre tous les risques.

Ses exploits nous furent racontés par plusieurs survivants de Danilev, la ville natale de mon père, qui nous les confirma plus tard.

En ces jours dangereux de l'invasion allemande, mon père recueillit les noms de tous les Juifs de Danilev dépourvus de papiers (c'est-à-dire environ la moitié de la ville) et travailla d'arrache-pied pour leur en fabriquer (plusieurs centaines en tout). Il savait que c'était une course contre la montre. Il fallait presque cinq jours pour atteindre Danilev, et l'armée allemande déportait déjà les Juifs des régions environnantes et serait dans quelques semaines à portée de sa ville natale et de sa famille.

Toute la population, y compris sa famille, avait été entassée dans des wagons à bestiaux.

Muni de tous les papiers, il se rendit en hâte à Danilev. Alors qu'il arrivait dans la région, il entendit que les Allemands avaient « travaillé » beaucoup plus vite que prévu et avaient déjà probablement atteint Danilev. Il arriva trop tard. Toute la population, y compris sa famille, avait été entassée dans des wagons à bestiaux et les trains étaient prêts à partir. Lorsque mon père vit les soldats allemands qui gardaient les trains et se moquaient des siens, il comprit qu'il ne lui restait plus qu'une seule chose à faire….

Entre alors en scène un haut gradé allemand dans un uniforme impeccable. Il a la démarche arrogante et pleine d'assurance d'un dignitaire plein de morgue. Il est furieux. Il s'approche d'un des gardes qui se met instantanément au garde-à-vous, et exige, d'une voix sans réplique, de voir l'officier responsable de l'opération. Il expédie les gardes exécuté ses ordres.

Ce jour-là, grâce à son audace hors du commun, il parvint à faire annuler le décret.

Un officier honteux et perplexe arrive à la hâte, et se fait aussitôt réprimander violemment. La scène attire bien entendu l'attention de tout le monde. « Est-ce que vous réalisez que vous avez grossièrement désobéi et violé les ordres de vos supérieurs ? » hurle l'arrogant étranger en brandissant un paquet de papiers sous le nez de l'officier.

L’étranger en question, c'était mon père. Les Juifs, qui l'avaient reconnu, n'en croyaient pas leurs yeux. Ce jour-là, grâce à son audace et sa témérité, il parvint à faire annuler le décret. Les Juifs de Danilev purent sortir des wagons à bestiaux et rentrer chez eux (dans ce qui leur restait après le pillage, du moins). Ils étaient maintenant des citoyens en règle.

Où s’enfuir ?

Leur histoire ne connut malheureusement pas une fin heureuse. Les Juifs ne vécurent en sécurité à Danilev que pendant un an. À chacune de ses visites, au cours de cette année, mon père essaya par tous les moyens de convaincre sa famille et les villageois de s'enfuir, mais en vain. Il ne parvint à convaincre que quelques personnes, surtout des jeunes. Les autres ne le croyaient tout simplement pas. Lorsqu'il leur décrivait ce qui « allait arriver », ils répondaient que cela « ne pouvait pas arriver ». « Et puis, d'abord, où pourrions-nous nous enfuir ? »

Il leur proposa de leur fournir des faux papiers aux noms de non-Juifs, de les aider à s'enfuir dans la forêt, de leur donner des vêtements de paysans. En vain. Il leur semblait que tout ceci était tiré par les cheveux et qu'ils avaient une meilleure chance de s'en sortir en restant chez eux plutôt qu'en allant se réfugier dans la forêt.

Mon père se sentit responsable et coupable de la mort des siens. Il pensait qu'il aurait dû parvenir à arriver à temps et à les sauver.

Mon père se rappelait avoir supplié son frère préféré, Hillel, de venir avec lui. Mais lorsque Hillel comprit que cela supposait qu'il cache son identité de Juif, il renonça.

Moins d’un an plus tard, les Juifs de Danilev furent à nouveau raflés, puis déportés et assassinés. Cette fois, mon père arriva trop tard. Il ne pouvait plus rien faire. Il ne parvint à sauver qu'une seule de ses sœurs. D'ailleurs, jusqu'à son dernier souffle, mon père se sentit responsable et coupable de la mort des siens. Il pensait qu'il aurait dû parvenir à arriver à temps et à les sauver.

Diplomate d’un jour

Lorsque les Nazis occupèrent Budapest, ils conclurent avec les autorités hongroises un accord au terme duquel les Hongrois recruteraient une force de police locale (Kishket) qui serait chargée de protéger les bâtiments (tels, par exemple, que l'ambassade d'Autriche) auxquels les Allemands accordaient un statut d'immunité.

Mon père et plusieurs de ses amis juifs s'engagèrent dans cette milice (en tant que Chrétiens, bien entendu, car les Juifs n'y étaient pas admis). Ils purent ainsi créer un réseau clandestin qui recueillit des renseignements sur les activités ennemies. On pouvait voir à Yad Vachem, il y a quelques années, un portrait grandeur nature de mon père en uniforme hongrois de Kishket, destiné à illustrer les activités juives clandestines.

À cette époque, il ne suffisait plus de posséder des papiers d'identité juifs en règle. Mon père procura à ma mère et à toute sa famille des papiers portant des noms chrétiens, et plus tard, le danger augmentant, il les cacha dans un grenier. Il leur apporta de la nourriture et des provisions pendant le reste de la guerre.

Un jour, ma mère, en larmes, arriva en courant et dit à mon père que sa mère (ma grand-mère Cidi) et son oncle (le frère de Cidi) avaient commis l'imprudence de sortir de leur cachette un petit moment. Ils avaient été arrêtés par des soldats allemands et emmenés dans un camp de concentration. Mon père devait absolument faire quelque chose.

Se faisant passer pour le consul d’Autruche, mon père parvint à entrer dans le camp de concentration.

Il parvint à localiser avec précision l'endroit où ils étaient détenus et, aidé de ses amis, organisa leur évasion. Il apprit que le consul d'Autriche (un représentant autrichien en Hongrie à l'époque) quittait la capitale pour quelques jours. Mon père se fit passer pour le consul d'Autriche pour 24 heures. Des amis l'attendaient à l'extérieur du camp dans une voiture de police de la Kishket.

Le « consul d'Autriche » entra dans le camp de concentration. Il s'approcha de l'officier de service et se présenta, avec un parfait accent autrichien. Il expliqua qu'il était également chargé de la représentation suisse à Budapest, et qu'il avait appris qu'à la suite d'une regrettable erreur, deux citoyens suisses avaient été arrêtés à tort et internés dans ce camp. Il présenta, à l'appui de ses dires, leurs papiers d'identité. L'officier de service lui dit que c'était impossible, mais mon père insista pour qu'on fasse les vérifications nécessaires, car il avait promis à la famille qu'il s'occuperait personnellement de cette affaire. Ils parcoururent ensemble tous les étages, à la recherche de ces deux « citoyens suisses ». À chaque étage ils criaient leurs noms. Et c'est ainsi qu'ils retrouvèrent ma grand-mère et son frère. Ils les firent sortir jusqu'à la voiture de police qui les attendait dehors, et qui démarra en trombe pour les ramener dans leur cachette. Mon père se rappelait avec tristesse qu'alors qu'il traversait le camp, de nombreux Juifs l'avaient abordé en le suppliant: « Nous aussi nous sommes des citoyens suisses. Nous aussi nous sommes autrichiens. Aidez-nous ! ». Mais il ne pouvait rien faire pour ces malheureux, et il disait que jamais il ne les oublierait.

Prêtre itinérant

Un jour, en Israël, mon frère Samuel prit l'autobus avec mon père. Le chauffeur regarda longuement mon père, resta stupéfait, puis se leva, le serra contre lui et se mit à pleurer en répétant son nom : « Chammaï, Chammaï ». Il refusa de le faire payer, l'installa sur le siège avant et, tout en conduisant, commença à raconter son histoire aux voyageurs étonnés.

Le chauffeur du bus raconta comment mon père, déguisé en prêtre, avait réussi à le sauver alors qu'il était petit garçon, et fils d'une famille de hassidim.

Apparemment, le fait de se déguiser en prêtre était devenu pour mon père une seconde identité. Cela lui permettait de se déplacer de village en village, pendant plusieurs semaines d'affilée, et même d'entrer dans des camps de concentration et de sauver ainsi des vies.

Mon père se servait de la robe noire qu'il avait portée lors de son ordination rabbinique comme d'une soutane.

Un beau jour, alors que mon père vivait avec moi à Jérusalem, quelqu'un téléphona et demanda si le docteur Davidovics était là. Comme je répondais affirmativement, il insista pour venir avec sa femme et son fils. Il venait d'arriver de Hongrie avec sa famille et, en entrant dans la maison, il se précipita vers mon père souffrant, se mit à genoux et lui embrassa les mains.

Les yeux de mon père rougirent. N'ayant plus de larmes, c'était sa manière à lui de pleurer. Bien des années auparavant, mon père avait trouvé dans la rue ce petit orphelin abandonné et effrayé. Il le recueillit, le lava, l'habilla, lui donna à manger et lui procura des papiers d'identité chrétiens. Il l'emmena ensuite dans un orphelinat où des bonnes sœurs prirent soin de lui. Mon père lui dit en le quittant: « Fais tout ce qu'on te dira de faire, mais n'oublie jamais qui tu es. Un jour, tu vivras à nouveau comme un Juif.. Et c'est ce qui finit par se produire. Ses enfants sont restés, depuis, en relation avec nous et nous écrivent plusieurs fois par an.

Il fut jeté sur une pile d’autres cadavres, mais par miracle, il s’extirpa de cet enfer en rampant et eut la vie sauve.

Par une ironie du sort, c'est ce fameux déguisement de prêtre qui sauva tant de vies, qui faillit coûter sa vie à mon père. Alors qu'il faisait une de ses visites habituelles dans un camp de concentration et qu'il pressait le pas en passant devant ces squelettes humains qui étaient son peuple, il fut reconnu par un de ses voisins de Danilev. L'homme transporté de joie cria « Chammaï, Chammaï ! »

Mon père essaya désespérément de lui faire signe de se taire, mais il était trop tard.

Mon père fut arrêté, et incarcéré à son tour. Il fut rossé, torturé, puis  finalement abandonné parce que cru mort. Son corps fut jeté sur une pile d’autres cadavres, mais par miracle, il s’extirpa de cet enfer en rampant et eut la vie sauve. Durant le reste de sa vie, il conserva les marques de ces coups sur ses jambes, et quelques fois, il souffrait de migraines aux endroits où les Nazis l’avaient rossé. Mais jamais la moindre plainte ne franchit ses lèvres.

La Shoah fut une torture pour le peuple juif. Mon père vécut toute sa vie à l’ombre de ces horreurs. Il ne pouvait même plus pleurer, parce que l’odeur de la chair humaine revenait le hanter.

Mon père avait fait tout son possible pour lutter contre le mal. Mais pour sa famille, les habitants de sa ville, et les 6 millions de Juifs, ce ne fut jamais assez.

Jamais nous n’oublierons.

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