Témoignages Shoah

Ces musulmans albanais qui abritèrent des Juifs pendant la Shoah

15/03/2018 | par Yvette Miller

Inspirés par leurs fortes traditions, les Albanais ne reculèrent devant rien pour soutenir des Juifs en détresse, même s'ils partageaient une autre croyance que la leur.

L’Albanie, unique pays européen à majorité musulmane, fut aussi le seul à émerger de la Shoah avec une population juive plus importante qu’à l’entrée de la Seconde Guerre mondiale.

Yad Vashem, le mémorial israélien de la Shoah, a d’ailleurs décerné à 75 Albanais le titre de Juste parmi les Nations. Proportionnellement à la modeste superficie de l’Albanie et à la minuscule taille de la communauté juive locale avant la guerre – seulement 200 personnes – il s’agit d’un nombre très important. Un Juif vivant en Albanie pendant la Seconde Guerre mondiale avait donc au moins dix fois plus de chances d’être sauvé que dans les grands centres juifs comme la Lituanie ou la Pologne. Les Albanais sauvèrent également des centaines de réfugiés juifs qui s’étaient enfuis d’Allemagne, d’Autriche, de Grèce et d’ailleurs.

Une première explication à cette bravoure incroyable qui distingua l’Albanie est due aux codes d'honneur complexes qui gouvernent la majeure partie du pays, jusqu’à aujourd’hui. Le « Kanun » est un ancien système d’alliances et de vengeances qui a conduit à des violences et vendettas atroces. Mais les conflits opposent uniquement les hommes ; la coutume albanaise exige qu’aucun mal ne soit fait aux femmes et aux enfants. Quand les Albanais virent que les Nazis tuaient des femmes et des enfants, ils en furent horrifiés, explique le professeur Eliezer Papo, historien à l’université israélienne de Ben Gurion. « Le meurtre entre hommes fait partie de la vie dans la tradition albanaise ; en revanche le fait de s’en prendre à des femmes relève d’une monstruosité indicible » souligne le professeur Papo.

Le 29 octobre 1944, des réfugiés juifs protégés par des Albanais posent pour une photo à la suite de la libération du pays. Photo : Refik Veseli

Un autre aspect unique de cette justice tribale est le code du « Besa » qui ordonne la protection de ses invités. Comme les Albanais qui suivaient le « Besa » considéraient que les Juifs qu’ils abritaient étaient leurs invités, ils étaient souvent prêts à faire n’importe quoi, y compris à risquer leurs propres vies et celles de leurs familles, pour les protéger.

Agir de la sorte pouvait poser des risques énormes. « Les Allemands régnaient (sur l’Albanie) et sur chaque arbre, chaque poteau électrique, on voyait des partisans pendus, notamment pour dissuader les gens de cacher des partisans et des Juifs, » se souvient Aron Aladjem, qui fut sauvé avec sa famille par des Albanais qui risquèrent leurs vies pour ouvrir leurs maisons à des Juifs.

Aron Aladjem avait dix ans en 1943 quand lui et ses parents Nissim et Sarah Aladjem s’enfuirent de la Bulgarie vers l’Albanie. Ils furent attrapés par cinq officiers de police albanais qui travaillaient avec les forces de l’occupation. Mais au lieu de livrer la famille aux autorités allemandes, les policiers albanais confièrent ces Juifs effrayés à des gens du pays qui les abritèrent.

Pendant plusieurs années, cette histoire, comme tant d’autres illustrant l’héroïsme des Albanais pendant la guerre, fut passée sous silence. Pendant la longue ère de la dictature communiste, de nombreux Albanais trouvaient dangereux de parler des activités de leurs familles pendant la guerre. Aujourd’hui, de plus en plus de détails à propos d’Albanais qui vinrent en secours à des Juifs se font connaître.

Vesel et Fatima Veseli et leurs trois fils Hamid, Refik et Xhemal, ont partagé leur propre témoignage de sauvetage de réfugiés juifs. Avant la guerre, la famille employait au moins deux Juifs, tous deux réfugiés de Yougoslavie. Joseph Ben Joseph travaillait pour Hamid dans sa boutique de vêtements et Moshe Mandil travaillait pour Refik dans son studio de photographie. « Avec l’arrivée de l’occupation allemande en 1943 les deux familles juives ont été installées dans notre maison familiale à Krujë, » ont raconté Hamid et Xhemal.

Hamid et Xhemal Veseli. Photographe : Norman H. Gershman

Les frères Veseli ont expliqué le déroulement des opérations de sauvetage. « Xhemal a marché avec les parents nuit et jour pendant 36 heures jusqu’à notre maison familiale. Nous les avions déguisés en villageois. Deux jours plus tard, nous avons transporté les enfants à Krujë. Pendant la journée, nous cachions les adultes dans une grotte située dans les montagnes proches de notre village. Les enfants jouaient avec d’autres enfants au village. Tout le voisinage savait que nous abritions des Juifs. Il y avait d’autres familles juives qui étaient aussi cachées dans notre village. Un jour, les Allemands ont fouillé chaque maison à la recherche d’un pistolet perdu. Ils ne l’ont jamais retrouvé et ont exécuté le soldat qui l’avait perdu. » Les Veseli continuèrent à abriter les deux familles juives pendant neuf mois, jusqu’à la fin de la guerre. Depuis, ils sont restés en contact avec la famille Mandil qui a immigré plus tard en Israël.

Comme beaucoup d’Albanais, les Veseli justifient leurs actions en invoquant les codes d’honneur albanais qui exigent le don de l’hospitalité aux nécessiteux. « Nous Albanais avons ouvert nos portes à quatre reprises, ont souligné les deux frères. D’abord aux Grecs pendant la famine de la Première Guerre mondiale, puis aux soldats italiens retenus dans notre pays après leur capitulation devant les Alliés, ensuite aux Juifs pendant l’occupation allemande, et enfin plus récemment aux réfugiés albanais du Kosovo qui fuyaient les Serbes. Seuls les Juifs ont manifesté leur reconnaissance. »

Refik Veseli devint le premier Albanien à être reconnu comme Juste parmi les nations par Yad Vashem, en 1987. L’un des enfants qu’il sauva, Gavra Mandil, grandit en Israël et en 1987 fit un appel personnel au président autocrate de l’époque pour permettre aux Vesseli de voyager en Israël pour assister à la cérémonie. Contre toute attente, le président de l’Albanie donna son accord, et Refik et son épouse eurent l’autorisation de voyager à Jérusalem pour recevoir des honneurs. En 2004, après l’émergence de documents supplémentaires, Yad Vashem reconnut également Hamid et Xhemal Veselo comme Justes parmi les Nations.

Une autre famille albanaise prête à risquer sa vie pour sauver des Juifs fut la famille Hoxha, qui abrita Aron Aladjem et ses parents après qu’ils furent arrêtés par la police albanaise et remis à des gens du pays compatissants plutôt qu’aux autorités d’occupation.

Nuro Hoxha était un enseignant musulman et un homme religieux. En dépit du fait qu’une fête musulmane majeure approchait, il ferma sa pâtisserie durant l’une des saisons les plus fréquentées de l’année et recueillit la famille Aladjem dans sa maison, libérant une chambre à coucher pour leur usage. Le fils aîné de Nuro, Sazan, a partagé par la suite ses souvenirs de cette époque : « Je me souviens de cette époque terrible quand les Nazis ont envahi Vlorë (sa ville natale), et les Juifs ont été forcés se cacher. J’avais dix ans. »

Sazan Hoxha tenant un portrait de son père, Nuro Hoxha.
Photographe : Norman H. Gershman

« Mon père a abrité quatre familles juives. Ils étaient tous ses amis. Je me souviens des paroles de mon père à ceux qu’il a recueillis chez nous : "Désormais, nous formons une seule et même famille. Vous ne souffrirez d’aucun mal. Mes fils et moi vous défendrons à tout prix au péril même de notre vie." Nous avons caché les familles dans des bunkers souterrains qui étaient adjacents à notre vaste maison. Il y avait trois générations des familles élargies d’Ilia Sollomoni et Mojsi Negrin (deux des familles juives qu’ils cachèrent), comprenant 12 personnes. Il y avait d’autres personnes dont je me souviens plus des noms… J’étais chargé d’apporter des vivres aux familles dans les bunkers et de leur acheter ce dont ils avaient besoin. Tous les habitants de Vlorë étaient antifascistes et tous savaient que de nombreuses familles abritaient des Juifs.

Nuro Hoxha fut reconnu comme Juste parmi les nations en 1992. Le fils de Nuro, Rexhep Hoxha, pense qu’il est crucial que les gens se souviennent des actions de son père. « Mon père était un dignitaire musulman, explique-t-il. Le fait qu’il ait quitté sa maison pour accueillir cette famille juive est la plus belle preuve de tolérance qui puisse exister. » Dans les années 2000, Rexhep a accompli son propre geste d’amitié en restituant trois livres de prière juifs que la famille Aladjem avait laissés dans sa maison à des descendants vivant en Israël.

Des jeunes réfugiés juifs célèbrent un anniversaire à Kavajë, en Albanie, 1942.
Photo : Mosa Mandil

La promesse du « Besa » était si omniprésente en Albanie que certains Juifs n’eurent même pas besoin de se cacher, tant ils étaient sûrs que leurs voisins Albanais ne les dénonceraient jamais. Rafael Jakoel a raconté par la suite le moment où les soldats allemands envahirent l’Albanie. Rafael et son beau-frère s’entretinrent avec le maire de leur ville natale de Vlorë. « Tant que vous êtes ici, les assura le maire, vous n’avez aucun souci à vous faire, mais les Allemands étant ce qu’ils sont, il est préférable que vous partiez pour la capitale. »

Rafael et son beau-frère voyagèrent à Tirana, la capitale de l’Albanie et eurent un entretien avec Xhafer Deva, le ministre de l’Intérieur de l’Albanie du gouvernement fasciste qui collaborait avec les Nazis. Le ministre Deva montra aux frères juifs une liste des Juifs que les autorités allemandes recherchaient. Mais il ne la livra jamais aux Allemands.

D’autres membres de la famille Jakoel furent cachés par l’adjoint au maire de leur ville de Vlorë. Les enfants Jakoel jouaient avec les enfants de l’adjoint au maire et faisaient semblant d’être les siens. Après la guerre, Rafel Jakoel, comme de nombreux Juifs albanais, déménagea en Israël.

Historiens et chercheurs continuent de consigner les témoignages extraordinaires de musulmans albanais qui aidèrent et abritèrent des Juifs. Pour reprendre les mots de Yad Vashem : « Les Albanais ne reculaient devant aucune difficulté pour offrir leur aide ; plus encore, ils se disputaient même le privilège de sauver des Juifs. Ils étaient animés par des sentiments de compassion, d’humanité et par le désir de soutenir des personnes en détresse, même si celles-ci partageaient une autre croyance ou venaient d’ailleurs. »

Aujourd’hui, 75 arbres croissent en Israël, chacun saluant la mémoire d’un courageux héros albanien qui a été distingué Juste parmi les Nations.

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