Monde Juif

Ce qui inquiète les juifs

25/08/2014 | par Professeur Deborah Lipstadt

Face à la résurgence actuelle de l’antisémitisme, beaucoup se demandent : serions-nous à l’aube d’une nouvelle Shoah ? La réponse d'une historienne de renom.

Il y a une vieille plaisanterie juive qui dit : « Quelle est la définition d’un télégramme juif ? Commence à t’inquiéter. Les détails suivront. »

Face aux manifestations actuelles d’antisémitisme, je m’entends souvent demander par mes coreligionnaires: « Sommes-nous comme en 1939, sur le point de revivre une nouvelle Shoah ? » Jusqu’à présent, j’ai toujours répondu par un non sans équivoque. J’ai critiqué les dirigeants communautaires, qu’ils soient mus par une sollicitude sincère ou par une volonté de servir leurs propres intérêts, d’avoir recours à des comparaisons avec la Shoah pour décrire la situation actuelle. De telles revendications sont anhistoriques. Elles aggravent la situation actuelle et amoindrissent celle de 1939.

Les différences entre autrefois et maintenant sont légion. Quand un incident antisémite éclate aujourd’hui, les hommes politiques le condamnent aussitôt. Nous sommes à des années-lumière des années 1930 et 1940, quand les gouvernements n’étaient pas seulement silencieux mais aussi complices. La mémoire fait aussi la distinction entre les évènements présents et passés. Aujourd’hui, contrairement aux années 1930, nous savons que la situation peut s’aggraver. Aujourd’hui, les juifs sont déterminés à ce que « plus jamais » Shoah ne se reproduise.

Cela dit, je me demande si je ne fais pas preuve d’un excès d’optimisme. Le mois dernier, des manifestants pro-Gaza ont défilé sur Kurfürstendamm, la légendaire avenue de Berlin, en scandant : « Juifs, Juifs, cochons poltrons. » À Dortmund et à Francfort, ils ont scandé : « Hamas, Hamas ; les juifs aux chambres à gaz ». Et à Berlin, un manifestant pro-Hamas s’est détaché de la foule pour attaquer un vieil homme qui se tenait tranquillement dans un coin, un drapeau israélien à la main.

À la veille du 14 juillet, qui commémore la prise de la Bastille, des Juifs parisiens ont été tenus en otage dans une synagogue par des émeutiers pro-palestiniens et ont dû être secourus par les forces de l’ordre. Il y a quelques semaines, des affiches ont été placardées dans les rues de Rome appelant à un boycott des quelques 50 boutiques détenues par des juifs. En plein Londres, la semaine dernière, les manifestants anti-Israël s’en sont pris à une épicerie Sainsbury’s et le gérant a automatiquement enlevé les produits cacher des rayons (Par la suite, la chaine de supermarchés publia ses excuses.)

Il serait facile de relier toute cette violence aux évènements actuelles de Gaza. Mais le fait est que cette tendance se manifeste depuis un certain temps déjà. En mars 2012, quatre personnes ont été tués dans une école juive à Toulouse. En décembre 2012, les responsables israéliens ont averti les fidèles juifs qui souhaitaient visiter des synagogues au Danemark de ne revêtir leur calotte qu’une fois à l’intérieur du bâtiment. Les touristes juifs en Europe occidentale ont pris l’habitude d’éviter d’arborer tout signe distinctif juif. Et un mois avant le début du conflit à Gaza, quatre personnes ont été fusillés lors de l’attentat contre le musée juif de Bruxelles.

Je refuse de me laisser convaincre par ceux qui tentent de réduire les évènements actuels à une simple « rhétorique belliqueuse ». Après tout, c’est bien le langage qui est au cœur du glissage omniprésent entre la colère contre les actions militaires d’Israël et la haine des juifs.

Je ne suis pas non plus rassurée par ceux qui expliquent que ces violences sont perpétrées par « une jeunesse musulmane en colère ». (Selon une estimation, 95 pourcent des actes antisémites en France sont commis par des jeunes d’origine arabe ou africaine). Bon nombre de ces Musulmans sont nés en Europe, et bon nombre de ceux qui n’y sont pas nés sont les parents d’une nouvelle génération d’Européens.

Au cours du siècle passé, un mouvement distinct d’antisémitisme musulman a vu le jour.

Il est vrai que nous ne sommes pas en présence de l’antisémitisme caractéristique des années 1930 qui était issu de la droite et s’appuyait sur une idéologie chrétienne de longue date de diabolisation des juifs. Mais au cours du siècle passé, un mouvement distinct d’antisémitisme musulman a vu le jour. Fondé sur une antipathie envers les non-musulmans, il fait l’amalgame entre l’antisémitisme chrétien – importé au Moyen-Orient par les missionnaires européens– et une forme d’antisémitisme plus laïque et gauchiste. C’est ce qui transparaît dans les caricatures politiques, les éditos, les plateaux TV et les articles de presse.

La charte du Hamas en est un exemple. Elle contient des références au « Protocole des Sages de Sion », une contrefaçon notoire créée par les officiers de police de la Russie tsariste et reprise plus tard par la propagande nazie. Cette charte accuse les juifs d’avoir recours à des sociétés secrètes pour fomenter des désastres politiques et économiques globaux. Elle appelle ses adhérents à se préparer à la « prochaine lutte contre les juifs, les marchands de la guerre ».

Ces justifications – « c’est de la simple rhétorique ! », « ce ne sont que les Musulmans ! » – me dérangent tout autant que les manifestations d’antisémitisme. Au lieu de justifier ces incidents, les dirigeants académiques, religieux et culturels de tous les pays où ces évènements ont eu lieu devraient être profondément ébranlés, non pas seulement par la sécurité de leurs voisins juifs, mais aussi par l’avenir des sociétés apparemment libérales et éclairées auxquelles ils appartiennent. Et pourtant, lorsqu’un porte-parole du Hamas a maintenu son affirmation voulant que les juifs utilisent le sang d’enfants non-juifs pour la confection de leurs pains azymes – l’un des plus vieux clichés antisémites qui soient – les élites européennes ont pour la plupart gardé le silence.

Soixante-dix ans après la Shoah, de nombreux juifs ne se sentent plus en sécurité en Europe. Louer les services d’un garde armé pour protéger les fidèles souhaitant assister à la prière hebdomadaire n’est pas l’apanage d’un peuple qui se sent en sécurité. Dans de trop nombreuses villes de par le monde, l’itinéraire menant à la synagogue locale se termine par : « Vous la reconnaîtrez par la voiture de police stationnée devant le bâtiment. » La France a connu une hausse considérable du nombre des juifs candidats à l’émigration (même si les chiffres restent relativement faibles).

Le télégramme est arrivé à destination. Les juifs s’inquiètent. Et il est temps pour ceux qui tiennent à vivre dans une société libre, ouverte éclairée, démocratique et pluriculturelle, d’en faire autant. Nous ne sommes peut-être pas sur le point de revivre une nouvelle Shoah, mais la situation est déjà bien assez grave ainsi.

Cet article a paru en anglais dans le New York Times sous le titre “Why Jews Are Worried”.

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