Témoignages Shoah

Pardonner l’impossible

31/01/2017 | par Yael Mermelstein

Pendant la Shoah, ma grand-mère a tout abandonné pour sa meilleure amie. Pour être en échange abandonnée par cette dernière… Un bouleversant témoignage.

Train au départ d’Auschwitz et à destination de Bergen-Belsen, 1945 :

Maniusia Adler était aussi seule qu’un être humain puisse l’être. Sa mère et son petit frère avaient péri dans le ghetto de Lodz. Ses trois jeunes frères et sœurs avaient été envoyés dans les chambres à gaz aussitôt arrivés à Auschwitz. Son père avait disparu et elle ignorait si elle le reverrait un jour. Ses grands-parents, ses oncles, ses tantes, ses cousins ; ils étaient tous partis.

Elle n’avait que 16 ans.

Elle laissa reposer sa tête fiévreuse contre les planches de bois dures du train. Souffrant d’un furoncle, elle avait été prévenue par le médecin juif d’Auschwitz qu’en l’absence de traitement, elle mourrait rapidement.

« C’est donc dans cet état que je vais retourner vers mon créateur, » pensa-t-elle. Étrangement, elle n’éprouvait que peu de regret à cette perspective. Il ne lui restait plus personne pour qui se battre, pour qui vivre.

C’est à ce moment précis qu’une jeune passagère du train l’accosta.

— Quel est ton nom ? l’interrogea la jeune fille.

— Je m’appelle Maniusia Adler et je viens de Pabianice. Je suis la seule rescapée de ma famille.

— Et moi, je m’appelle Cipa Relkowitz et je pense être aussi seule au monde que toi.

Les deux jeunes filles s’adressèrent un sourire. Toutes deux se réjouirent d’avoir enfin trouvé un être qui puisse combler la cruelle absence de leurs pères, mères, frères et sœurs qu’elles avaient perdus.

Dans les bas-fonds de l’humanité, Maniusia et Cipa devinrent de véritables âmes sœurs.

Arrivée à Bergen-Belsen, Maniusia parvint par miracle à survivre à sa maladie. Là-bas, dans les bas-fonds de l’humanité, elle et Cipa devinrent de véritables âmes sœurs. Elles partagèrent l’une avec l’autre tout ce qu’elles possédaient, y compris la précieuse brosse à dents que Maniusia avait réussi à introduire clandestinement à Bergen-Belsen.

Le permis de travail du ghetto de Lodz appartenant à ma grand-mère 

De Bergen-Belsen, Maniusia et Cipa furent transférées au camp de travail de Magdeburg. Là-bas, Frauline Gertz, une non-Juive vertueuse, recruta Maniusia pour travailler dans une soupe populaire qu’elle tenait. Elle en profitait pour donner clandestinement à manger aux jeunes filles qu’elle employait. Comme Maniusia avait encore droit à une ration de pain à son retour au camp, elle l’offrait à sa « sœur » Cipa, lui permettant ainsi de survivre.

Peu de temps avant la fin de la guerre, Frauline Gertz apprit que ses employées seraient liquidées le soir même à leur retour au camp.

— Vous ne devez surtout pas retourner à Magdeburg, déclara-t-elle à l’adresse de ses protégées. Je vais vous cacher, mesdemoiselles. Vous, vos mères et vos sœurs.

Maniusia n’avait pas de mère. Ni de sœur. Mais elle avait Cipa.

— Qu’adviendra-t-il de ma chère amie ? s’exclama Maniusia en larmes.

— Je suis désolée, répondit Frauline Gertz. Je dois fixer des limites. Je ne peux pas sauver ton amie.

Maniusia ne put se résoudre à abandonner Cipa. Elle retourna au camp ce soir-là pour partager le triste tort de son amie.

Par bonheur, le camp de Magdeburg ne fut pas liquidé. Au lieu de cela, Maniusia et Cipa furent conduites dans une marche de la mort pendant des jours entiers, avant d’être enfermées dans un entrepôt où leurs tortionnaires les abandonnèrent. Le 8 mai 1945, Maniusia et Cipa furent libérées ensemble.

Elles retournèrent en Pologne pour y rechercher d’éventuels rescapés de leurs familles, mais elles ne trouvèrent personne pour les assister dans leurs démarches. La Pologne était encore un endroit dangereux pour les Juifs, et ces deux femmes, seules au monde, constituaient des proies faciles. Chaque jour, elles se rendaient à la mairie où elles passaient en revue de longues listes de noms dans l’espoir d’y trouver la trace d’un proche ayant survécu à la guerre.

Un jour, Maniusia fut abordée par une ancienne voisine à elle appelée Paula.

— Maniusia, lui dit-elle. Tu n’es plus seule au monde. Je vais t’accueillir chez moi.

Elle proposa à Maniusia un lit confortable, des repas chauds et des paroles réconfortantes. Mais Maniusia fut incapable d’abandonner son amie.

— Je vous en prie, supplia-t-elle à l’adresse de Paula. Mon amie Cipa ici présente et moi-même sommes comme les deux doigts d’une seule main. Pourriez-vous également l’inviter ?

— Je suis vraiment navrée, répliqua Paula. J’ai tout juste un lit en plus, tout juste de quoi nourrir une bouche de plus. Il me sera déjà difficile de te procurer de la nourriture. Vous accueillir toutes les deux ? Ce serait impossible.

Maniusia remercia Paula mais déclina son offre.

— Je ne peux absolument pas abandonner mon amie, déclara-t-elle. Chacune séparément, nous ne valons pas grand-chose. Mais ensemble, nous avons un semblant de valeur.

Paula s’en alla, laissant les deux filles, une fois de plus, seules au monde.

Un jour, Maniusia et Cipa s’adonnaient à leur occupation habituelle – celle de rechercher un être à aimer, un être qu’elles pourraient aimer en retour  – quand soudain elles entendirent une voix appeler Cipa. Cette dernière se retourna.

Fetter (Oncle) Shloïme ! s’écria-t-elle.

L’oncle de Cipa avait survécu à l’enfer. La joie de ces deux proches réunis ne connut pas de bornes.

— Et moi qui pensais que personne d’autre n’avait survécu ! s’exclama son oncle. Tu dois absolument venir vivre avec moi.

Elle avait risqué par deux fois sa vie pour Cipa, alors que cette dernière n’avait aucune intention d’en faire autant pour elle.

Cipa leva les yeux vers Maniusia, et cette dernière put déjà y déceler des traces de culpabilité. Les temps étaient durs. L’oncle ne pouvait pas s’ajouter une charge supplémentaire.

— C’est la chance de ma vie, annonça Cipa. Je le suis.

Cipa s’en alla avec son oncle, laissant Maniusia à nouveau seule au monde.

Cette nuit, Maniusia dormit d’un sommeil extrêmement agité. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle-même avait risqué par deux fois sa vie pour Cipa, alors que cette dernière n’avait aucune intention d’en faire autant pour elle.

Maniusia réussit à continuer à survivre sans sa chère Cipa. Elle finit par être retrouvée par un oncle et une tante rescapés vivant à Paris. Ces derniers lui obtinrent un visa pour Santa Domingo, ce qui lui permit de voyager à Paris pour les y rejoindre. Peu de temps après, elle épousa leur fils, son cousin germain, Ari Adler. Maniusia et Ari firent leur Alyah en Israël, puis émigrèrent ensuite aux États-Unis où ils fondèrent une magnifique famille. Aujourd’hui, Maniusia est l’heureuse mère, grand-mère et arrière-grand-mère de nombreux descendants juifs dont je fais partie.

Ma grand-mère, aujourd’hui

Récemment, j’interrogeais ma grand-mère Maniusia (aujourd’hui Miriam Adler) dans le cadre de l’ouvrage biographique que je lui ai consacré. Quand elle m’a raconté son histoire avec Cipa, j’en ai eu les frissons.

— Quelle horreur ! me suis-je indignée. L’as-tu déjà revue depuis votre séparation ?

Ma grand-mère m’a souri.

— N’as-tu donc pas deviné qui est vraiment Cipa ?

J’ai fait non de la tête. Ma grand-mère m’a alors révélé la véritable identité de Cipa Relkowitz. C’était le nom d’une amie très proche de ma grand-mère, une personne que je connaissais depuis mon plus jeune âge !

— J’ai modifié son nom pour le livre, a-t-elle dit. J’avais peur qu’elle se sente gênée si l’histoire était rendue publique avec son vrai nom.

— Mais comment as-tu pu rester amie avec elle après qu’elle t’ait abandonnée de la sorte ? me suis-je étonnée.

Ma grand-mère a haussé les épaules.

— Qui étais-je pour la juger ? Chacun réagit aux événements de sa façon. La sienne n’était pas forcément la mienne. Je lui ai pardonné.


Combien d’entre nous renâclons à pardonner des méfaits bien moins monumentaux que ce qui s’est passé entre Maniusia et Cipa ?

Combien de fois nous attendons-nous a été traités de la même manière dont nous traitons les autres ?

Combien de conflits créons-nous parce que nous jaugeons notre prochain selon une échelle de valeurs établie par nos propres soins ?

Comment réussir à nous débarrasser de tous nos préjugés quant à la manière dont les gens devraient se comporter ?

Pouvons-nous admettre l’hypothèse voulant que chaque être humain soit accompagné de son lot de circonstances uniques et qu’il n’est pas de notre ressort de juger les actions d’autrui.

Comme nos vies et nos relations changeraient si nous étions capables de pardonner – non pas parce que nous comprenons les erreurs d’autrui – mais parce que nous acceptons que chaque personne a ses failles, certaines plus importantes que d’autres.

L’amitié de toute une vie de Maniusia et Cipa est un témoignage vivant de la force d’un pardon pur et sincère.

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