Société

L'épreuve de philo 2013 à l'épreuve du judaïsme

12/06/2014 | par Yehuda Israël Rück

Le langage n'est-il qu'un outil? Un talmudiste et ancien professeur de philosophie a planché sur un des sujets du bac de philo... Voici sa copie!

Epreuves de philosophie - Baccalauréat 2013

Sujet 1 pour les Terminales L

Le langage n'est-il qu'un outil ?

C’est un sujet très classique auquel les classes de Terminales L ont été invitées à répondre. Mais voilà, la philosophie est loin derrière nous, et ce qui se dit dans la langue de Descartes doit prendre une toute autre tournure sous la plume d’un Juif engagé dans l’observation de la Torah et des mitsvot. D’autant qu’un « sujet » de philosophie ne semble avoir de sens que dans la culture occidentale dont les présupposés sont aux antipodes des fondements sur lesquels repose le judaïsme. Et pourtant, c’est à cet exercice que nous allons essayer de nous plier : comment traiter la copie du bac de philo avec un regard de Torah ? Attachez vos ceintures, c’est parti !

1ère partie

On mettrait en évidence dans une première partie que le langage que nous utilisons tous les jours semble bien être cet outil auquel veut le résumer l’énoncé. La langue, quelle soit celle que j’utilise pour entrer en relation avec autrui et lui communiquer mes sentiments, celle de la prière par laquelle le croyant s’attache au Créateur, ou celle de l’étude grâce à laquelle je connais le monde et ma culture, cette langue est en effet un moyen entre les mains d’un sujet et rien de plus. En ce sens, l’hébreu – la langue du Juif – est une langue comme les autres, et rien a priori ne semble la distinguer particulièrement. Elle est, comme pour tous les autres peuples sans exception (ou même comme pour toutes les autres créatures, qu’on pense seulement au langage des abeilles), un moyen au service d’une fin qui lui est extérieure : le dialogue en vue de la paix, de la connaissance (la précision du discours scientifique par exemple) ou des applications techniques (le langage informatique), le langage de la persuasion (la rhétorique, les règles du plaidoyer ou de l’interrogatoire policier), le langage artistique (le théâtre, la poésie, mais aussi la musique ou la peinture) en vue de véhiculer des émotions, etc.

Mais, en suivant cette piste, c’est-à-dire en mettant au même niveau l’hébreu et les autres langues, force est de reconnaître que, si le langage est donc avant tout cet outil par excellence, expression de la nature industrieuse de l’homme (homofaber), grâce auquel l’homme domine le monde conformément aux fins qu’il s’est fixées, la langue hébraïque est loin d’avoir réussi à imposer sa dimension universelle – ce qui n’est pas le cas de l’anglais, ou même de l’espagnol, de l’allemand ou du français…

2ème partie

Pourtant, et ce serait l’objet d’une seconde partie, la tradition juive nous enseigne que lors de la création de l’homme l’Eternel a insufflé en lui « un souffle de vie » (Genèse 1, 7), une expression que le traducteur de la Torah en araméen, Onkélos, traduit : « un souffle de la parole » (roua’h mémaléla, littéralement : un souffle parlant). Pour la Torah, l’homme est donc dans son essence même un être de parole. Celle-ci n’est pas seulement l’outil dont il dispose pour se lier au monde et pour communiquer avec les autres, elle est l’expression même de sa réalité de créature : c’est parce qu’il parle – et qu’en ce sens il se distingue de toutes les autres espèces naturelles – que l’homme est « à l’image de D.ieu » (béTsélem Elokim) ; lorsqu’il parle, il exprime littéralement le souffle divin qui l’habite. La parole précède donc son existence. Sans entrer dans les détails, on rappellera juste que le grand enseignement de la psychanalyse c’est d’avoir dit que la parole habite l’homme ; ce dernier est comme la matière de son propre langage, des valeurs qu’il véhicule et auxquelles il s’identifie… Le langage n’a donc rien à voir avec un simple outil qui resterait extérieur au sujet qui l’utilise. Car, la langue et son utilisation forment et modifient (!) les individus et même les civilisations (cf. les travaux de Lévi-Strauss sur les sociétés tribales) ; toute culture possède des traits caractéristiques propres à chacune d’entre elles qui se dévoilent à travers son langage en particulier. Les différentes langues parlées dans le monde n’ont donc rien de commun. Elles sont, comme le disent nos Sages, 70 langues comme les 70 facettes de l’universel.

Et pour cause : la langue est antérieure au monde et aux peuples. La tour de Babel nous l’enseigne : au début, une seule langue, l’hébreu, était parlée par les hommes, et cette communauté du signifiant et du signifié les unissait. Mais pour une raison dont il n’est pas nécessaire de parler ici, les peuples ont été divisés, chacun avec sa « langue » propre, sa culture, son histoire, et sa disposition propre dans l’économie métaphysique du monde. Quoi qu’il en soit, le réel que nous connaissons, le monde et toutes ses créatures, a été créé par l’assemblage des lettres de l’alèf-bèt. La langue, en ce sens, n’a rien d’un simple outil. Elle est le Verbe divin à l’origine de la Création, et elle constitue l’existence présente de l’homme, dans la mesure où c’est par la parole de D.ieu que le monde a été créé et qu’il subsiste à chaque instant.

On retrouve sous une autre forme cette idée dans la philosophie grecque : si le langage semble effectivement être une faculté propre à l’homme et qui le distingue des autres êtres vivants au point de le faire être ce qu’il est vraiment, c’est parce qu’il est lui-même ce point commun entre l’homme et l’univers, une dimension première qui le dépasse. Il existerait ainsi une parole propre au monde, ou à l’Etre, qu’il revient à l’homme de mettre en lumière… Ce que les Grecs des présocratiques à Platon appelait le logos ; commun aux hommes et à la nature, et ce logos, cette parole est pourtant antérieure à eux. Ainsi, pour Platon, le dialogue socratique fait apparaître l’âme qui le sous-tend, le daïmon, et les vérités auxquelles elle est rattachée de toute éternité. Pour cette raison, c’est dans le dialogue que Platon va trouver le modèle même de l’universel. Il est une maïeutique qui doit aboutir à une catharsis, un dévoilement, de soi à soi, comme rapport intime à la vérité, car le langage dit toujours plus que lui-même. L’homme est un être de pensée, ou de raison, disent les philosophes grecs. Or, il ne saurait y avoir de pensée sans langage.

Loin d’être un simple outil, le langage est l’expression d’une puissance créatrice propre à l’homme, mais qui traverse aussi l’ensemble de la création. Seulement, c’est lui, l’homme qui a reçu la responsabilité de s’en faire le réceptacle. Car, chez lui, cette faculté est ordonnée de telle manière qu’elle le distingue radicalement des autres êtres vivants. C’est grâce à elle qu’il peut devenir ce qu’il est vraiment. Que la nature puisse se donner à l’homme comme un langage, c’est le signe d’une parenté entre lui et le monde, cette parenté c’est le langage. Voilà pourquoi l’homme peut être dit homofaber, car ses outils sont le dévoilement de son essence. Le langage dévoile donc une vérité propre au monde : la Vérité de l’Etre, la vraie métaphysique. Il est possible et nécessaire de prendre les outils comme tels, en vertu de leur pragmatisme, mais il ne faudrait pas pour autant réduire l’essence de l’homme à cela.

3ème partie

Cette contradiction interne au langage qui peut à la fois être pris comme outil de communication et de connaissance, alors qu’il constitue dans notre tradition la réalité même du monde auquel l’homme participe doit donc nous permettre de déboucher sur le fond du problème. A la question « le langage n’est-il qu’un outil ? », on répondra tout simplement que cela dépend de l’intention avec laquelle on l’aborde. C’est vrai que la langue a ceci de particulier qu’elle se laisse mettre à la disposition de tout homme et de son bon vouloir et que c’est effectivement là le propre d’un outil. Mais d’une part, il appartient à chacun d’en faire bon usage (on peut utiliser un marteau pour construire une maison comme pour assassiner un homme) car l’important ce n’est pas l’outil mais celui qui l’utilise… Ce que montrent amplement les lois sur la médisance (le lachon haRa) : « Ha’Haïm véhaMavet béYad haLachon – la vie et la mort sont entre les mains du langage ».

Mais d’autre part, il incombe aussi à l’homme de révéler la dimension réelle du langage. Si les hommes sont prêts à utiliser le langage – mais aussi la culture que le miracle de la langue implique – comme le font les animaux, c’est-à-dire en vue du seul pragmatisme, ils passent à côté de la véritable dimension métaphysique inhérente à la parole. Car, lorsqu’il utilise sa parole, l’homme ne se sert pas simplement d’un outil, il accomplit son essence et déploie la matière même avec laquelle il a été fait… Et tel est le miracle du peuple juif lorsqu’il fait son apparition dans l’histoire lors de la sortie d’Egypte, à Pessa’h précisément. Car Pessa’h signifie la bouche () qui s’exprime (sa’h), c’est-à-dire qui, en se rattachant à sa source dévoile son origine divine et le projet qui la sous-tend : le don de la Torah, le tikoun haOlam. Le langage fait partie intégrante de la constitution même de l’homme, il est son essence, mais il ne se limite pas à un ensemble de signes comme chez l’animal. Car la parole humaine porte autre chose en elle, elle le place devant sa responsabilité. Chaque mot, chaque lettre de tous les jours, dans ma relation à autrui (qu’on pense encore à la médisance, aux promesses, etc.), dans la prière et l’étude, ont un poids.

Lorsque nous disons avec le « Séfer Yétsira » que c’est par la parole – les lettres de la Torah ! – que D.ieu fait vivre la Création toute entière – ainsi que nous le disons explicitement dans la bénédiction : « Ché haKol Niha BiDvaro » (toute réalité n’existe qu’en vertu de Sa parole), la chose – DaVaR dans la langue hébraïque, étant constituée des mêmes lettres que la parole – DiBouR – c’est pour nous faire comprendre que l’expression verbale est créatrice. L’homme est fait à « l’image de D.ieu – béTsélem Elokim » et, en se réalisant à travers la parole, il accomplit le projet du monde.

Ainsi, dans son « Néfech ha’Haïm » (troisième portique, chapitre 11), le rav ‘Haïm de Volozine explique par ailleurs que le monde a été créé en vertu d’un commandement divin, comme cela est dit dans la Genèse : à l’occasion de chaque création, le Saint béni soit-Il a déclaré qu’elle devait être telle, et c’est ainsi qu’elle fut effectivement (« VaYomer... VaYéhi »). Car, la parole divine constitue une réalité spirituelle concrète ayant la force de produire toute la réalité du monde. Si bien que cette réalité spirituelle propre à la parole divine lors de la Création continue à exister et n’a jamais disparu depuis la Création du monde. C’est même cette existence en acte de la parole divine qui fait vivre et perdurer tout ce qui existe dans le monde, à l’instar du souffle de vie présent dans tout ce qui est vivant.

Or, comme cela ressort de la traduction araméenne de la Bible, le verset « l’Eternel lui insuffla un souffle de vie » (Genèse 1, 7), signifie que D.ieu a déposé en l’homme ce souffle de la parole (roua’h mémaléla, littéralement : un souffle parlant). Ainsi, bien qu’il soit le but de la Création, l’homme n’en est donc pas la fin, il est lui-même l’outil d’un projet qui le dépasse, d’une vérité qui le précède et dont le langage est le dévoilement. Et c’est bien grâce au langage, justement, qu’il sera donné à l’homme de mettre en évidence la dimension infinie de sa propre essence et de son lien qui le lie à l’Eternel.

Car, pour l’homme juif, ce langage expression de la parole divine qui l’habite se dévoile essentiellement dans la prière et l’étude de la Torah. On ne reviendra pas ici sur la « logique » propre à la langue hébraïque, ni sur sa sainteté (les guématriot, les formes des lettres et leur ordre, l’infini présent dans chaque lettre de l’alèf-bèt. On se contentera de parler rapidement de la puissance de ses mots.

Au quatrième portique, chapitre 14, l’auteur du « Néfech ha’Haïm » ajoute en effet qu’à chaque fois qu’il étudie la Torah, l’homme juif ressent la même joie que lorsqu’il recevait la Torah au Mont Sinaï, comme cela a été enseigné dans le Zohar, au début de la Paracha « ‘Houkat ».

En possession de ces nouvelles données, on comprendra maintenant en quoi ce sont toutes les fonctions du langage (dont nous avons parlé dans la première partie) qui doivent être revues à l’aune de la Torah : les règles du dialogue, la discussion talmudique, le langage utilisé par exemple au sein du Sanhédrin, le grand tribunal qui siégeait au Temple, les lois de la médisance, la prière, etc. Car, dans ses applications les plus anecdotiques, le langage porte et révèle beaucoup plus que lui-même.

En conclusion :

Cette courte réflexion sur le langage nous aura donc fait comprendre que, si tant est que le langage constitue aussi un outil entre les mains de l’homme, c’est pour autant qu’il constitue en réalité l’essence même de l’homme. Car le langage met au contraire en évidence la dimension infinie de l’homme, sa nature éternelle et métaphysique, et le fait que tous ses « outils » sont précisément l’expression même de cette essence.

Comme l’a innocemment montré Descartes dans les « Méditations Métaphysiques », au bout du langage et de la pensée se trouve l’infini. Il demandait : « Que suis-je ? » Réponse : « Une chose qui pense ». Et : « Que pense cette chose ? » Réponse : « Elle pense l’infini ». La première vérité de l’existence, celle qui doit servir de base à l’édifice de la raison, n’apparaît au penseur que lorsqu’il s’est débarrassé de la culture et du langage, la fameuse époké cartésienne, le doute méthodique, butant sur cette révélation : l’infini.

La Torah appelle cela le « ein sof », le « Hou », Lui ; parce que le « Hou – Il » - haKadoch Baroukh Hou - est toujours premier, le « tu – Ata » - Ata haChem – second, et le « Ani – je », toujours dernier (cf. « LéChem Chévo VéHa’hlama », quatrième portique, chapitre 1). La subjectivité authentique vient à la fin, lorsqu’elle a reconnu son origine.

Et tel serait le miracle du langage, il nous montrerait en quoi l’homme et le monde sont habités d’une parole qu’il s’agit de mettre en ordre afin de la dévoiler. Ainsi, à propos du verset « Et toutes les créatures, ensemble, seront témoins que c’est la bouche de l’Eternel qui parle – VéRaou khol Bassar Ya’hdav ki Pi Hachem diber » (Isaïe 40, 5), l’auteur du « Néfech ha’Haïm » explique qu’à la fin des temps notre perception du monde sera si lumineuse, que nous aurons le mérite de voir avec nos yeux matériels de quelle manière la parole divine se déploie dans chaque chose pour la faire vivre. Et il ajoute encore que c’est ce genre de perception qui nous fut donnée à vivre lorsque nous avons reçu la Torah au Mont Sinaï. Comme cela ressort de ce verset de la Paracha « Yithro » (chapitre 20, verset 18) : « Et tout le peuple vit les voix ». D’après le sens premier du texte, il est question des voix qui se firent entendre à l’occasion du don de la Torah au Mont Sinaï. Mais, nos Sages enseignent que la Torah a plusieurs facettes, et que chaque verset révélé au Sinaï le fut avec un grand nombre de commentaires, que ce soit d’après son sens obvie (pchat) ou allégorique (rémez), sa signification apologétique (drach) ou cachée (sod). Voici l’une des explications que l’on donne de ce verset d’après son sens caché (sod). « Et tout le peuple vit les voix » : il s’agit des voix de la parole divine lors de la Création du monde. Avec le don de la Torah, les enfants d’Israël ont eu le mérite de voir concrètement cette voix qui constitue l’âme créatrice de l’ensemble de la Création.

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