Société

L’Odyssée de Pi et la Cabbale

16/12/2012 | par Gavriel Horan

Les surprenantes références juives cachées dans le roman et son adaptation cinéma.

Nouveau film évènement d’Ang Lee, L’Odyssée de Pi est attendu de pied ferme cette semaine dans les salles françaises.

Adaptation du best-seller de Yann Martel, il  retrace l’épopée fantastique d’un jeune garçon largué sur un canot de sauvetage en plein océan Pacifique, avec pour seul compagnon un redoutable tigre du Bengale.

Inutile de préciser que la magie sera au rendez-vous avec force effets spéciaux et toute la complexité des animations informatisées. Mais reste à savoir si Hollywood saura porter à l’écran la subtilité d'un roman qui traite de questions profondes comme  la morale religieuse et l'existence de Dieu. Autrement dit, le contenu du livre sera-t-il  noyé dans une tempête micro-simulée ou parviendra-t-il à se maintenir à la surface de ces eaux virtuelles?

Pendant des années, ma famille et mes amis ont tenté par tous les moyens de me faire lire L’histoire de Pi, mais sans grand succès. Le récit de ce jeune Indien, Piscine Patel, qui pratique le Christianisme et l'Islam en plus de son Hindouisme natal, n’était pas sans m’agacer. Peut-être que d’autres Juifs ça ou là, partagent mes réserves : après tout, pourquoi le Judaïsme ne figure t-il pas  dans la quête spirituelle de Pi ?  Certes, les Juifs représentent tout juste 1% de la population mondiale (et moins encore dans le pays natal de Pi), mais le Judaïsme ne mériterait-il pas une mention, si ce n’est comme source de l’Islam et du Christianisme ?

J'ai fini par mettre mes préjugés de côté, et lu L’histoire de Pi de A à Z – et je dois avouer que j’en ai savouré chaque page. À ma grande surprise, je n'ai pas eu à chercher bien loin pour y trouver des références juives. L’histoire de Pi est truffée de références ésotériques et  la sagesse cabalistique est tissée dans la trame même du livre. Pour un peu, on a l’impression que Martel a cherché à initier le lecteur à la mystique juive !

Quand un tigre cache un Lion

A la toute première page du livre, un Pi adulte dévoile que sa thèse de 4ième  d'études religieuses à l'Université de Toronto portait sur la « théorie de la cosmogonie d'Isaac Louria, le grand cabbaliste du XVIe siècle de Safed. » La cosmogonie (pas d’inquiétude, j’ai dû moi aussi, consulter Wikipédia) est une théorie portant sur l'origine de l'univers et des systèmes solaires, et la manière dont notre réalité est devenue ce qu’elle est. Le rabbin Louria est plus connu sous le nom du Arizal, le lion sacré. Il est le père de la pensée cabalistique moderne. Par la suite, nous explorerons la cosmogonie du Arizal et découvrirons à quel point celle-ci est intégrée dans la trame du récit.

Mis au défi de choisir, Pi cite alors Gandhi : « Toutes les religions sont vraies. »

Dans une note placée au début du roman, l’auteur dévoile d’emblée son objectif : « Raconter une histoire qui vous fera croire en Dieu ». Il présente ensuite son personnage, un jeune Hindou du nom de Piscine Patel, surnommé Pi, et ses pratiques religieuses pour les moins inhabituelles. Poussé par son intense désir « d’aimer Dieu » Pi s'embarque dans un voyage spirituel Siddhârta-esque qui le conduit à se convertir au Christianisme et à l'Islam, en dépit de l’apparente incompatibilité de ces trois religions. Mis au défi de choisir, Pi déclame passionnément une citation de Gandhi: « Toutes les religions sont vraies. »

Pi est le fils d'un gardien de zoo et tandis que nous faisons connaissance de sa famille, nous découvrons également les animaux du zoo. Au fil des pages, nous apprenons énormément de choses sur la vie animale et en tirons des leçons par la seule observation de ces animaux et de leurs habitudes.

Pi et sa famille décident d'immigrer au Canada en quête d'une vie meilleure. Ils embarquent donc sur un cargo japonais appelé Le Tsimtsoum en route pour le Canada, en emmenant avec eux plusieurs animaux de leur zoo. Mais subitement, le bateau fait naufrage au beau milieu de l'océan Pacifique, avec comme seuls survivants Pi et un étrange assortiment d'animaux. L’histoire poursuit sur la survie de Pi dans l'embarcation de sauvetage, et celle du dernier animal restant en vie, un féroce tigre du Bengale. Puisant dans des trésors d’ingéniosité, de courage et de foi, Pi enchaîne les aventures miraculeuses, avant d’échouer sur la côte mexicaine 227 jours plus tard.

Une bien meilleure histoire

Durant sa convalescence à l'hôpital, deux membres du gouvernement japonais l’interrogent pour tenter de faire la lumière sur le sort du Tsimtsoum. Mais ils n’accordent aucun crédit au récit de sa survie miraculeuse, qui pour eux, ne semble pas raisonnable. Pi rétorque alors avec cette diatribe philosophique:

— L'amour est difficile à croire, demandez à n'importe quel amoureux. La vie est difficile à croire, demandez à n'importe quel scientifique. Il est difficile de croire en Dieu, demandez à n'importe quel croyant. Mais si on est excessivement raisonnable, on risque de jeter tout l'univers par la fenêtre.

Les délégués japonais préfèrent néanmoins une explication plus « rationnelle » de la survie en mer de Pi.

— Nous ne voulons aucune invention, déclarent-ils. Seulement des faits.

— Percevoir le monde, n’est-ce pas en quelque sorte une invention ? réplique Pi. Le monde n'est pas simplement ce qu’il offre à l’œil nu. Il est plutôt la manière dont nous le percevons

La version miraculeuse est en effet une « bien meilleure histoire ».

Pi présente par la suite une explication plus « rationnelle » de sa survie que les délégués trouvent beaucoup plus satisfaisante. Il leur demande alors l'histoire qu'ils préfèrent: la miraculeuse ou la factuelle. Ils admettent que la version miraculeuse constitue en effet une « bien meilleure histoire ».

— Et il en est de même avec Dieu, conclut Pi.

Le livre se termine ainsi par ce message que la croyance en Dieu est en effet une «bien meilleure histoire» - l’histoire d’une vie avec un sens, un but, un plan, bien plus significative qu’une vie qui se baserait sur le chaos, le hasard et l’insignifiance.

Un monde caché

Revenons  maintenant à la cosmogonie kabbalistique du Arizal. A travers les âges, les théologiens ont toujours essayé de comprendre comment Dieu, qui est infini, a pu créer un monde fini. Selon la pensée cabbalistique, la question est encore plus pertinente. Car le Judaïsme en tant que première religion monothéiste, croit bien sûr en un Dieu unique, mais également que « Dieu est Un » et qu’il n'existe donc rien en dehors de Lui.

Si c'est le cas, comment expliquer notre existence? Ou plus exactement, comment une réalité autre que Dieu pourrait exister?

Le Arizal donne comme réponse l’explication suivante : pour que Dieu puisse créer un monde fini, il a dû contracter Son essence infinie, créant un vide apparent dans lequel une réalité autre que Lui pouvait exister.

Le monde est né dans ce vide qui met en scène un décor où Dieu, le Metteur-en Scène, est totalement caché. S’Il devait Se révéler, nous cesserions d'exister, nous fondant de nouveau dans l'Unicité infinie de Son essence, comme une petite bougie face au soleil.

Afin de préserver notre libre-arbitre (et l’indépendance en fait, qui caractérise notre existence), Dieu doit Se cacher. Le mot hébreu pour le monde, olam, est issu de la même racine que le mot helem, caché.

Dans ce monde caché, nous exerçons notre libre-arbitre soit pour  adopter l'illusion d'une « réalité » dépourvue de Dieu soit pour trouver Dieu et ainsi nous connecter à l'ultime « Réalité ». C’est à nous qu’incombe le choix de voir Dieu ou de ne pas Le voir.

Le terme hébraïque pour décrire le retrait de Dieu est Tsimtsoum – tout comme le nom du navire de Pi ! Ce n'est évidemment pas une coïncidence. Le naufrage du Tsimtsoum transforme la vie de Pi en un total chaos, l’arrachant cruellement à ses proches et à son enfance. Il lui reste alors le choix: voir le monde comme un lieu de hasard et de cruelle souffrance, ou voir la « meilleure histoire », celle d’un monde  rempli  de sens, d'amour et de miracles. De la même manière, le Tsimtsoum de Dieu a créé un monde dans lequel Il est caché, et où les choses apparaissent complètement aléatoires. Le choix nous appartient: de ne voir que la douleur et la souffrance de ce monde, ou d’en découvrir le sens profond.

Un choix rationnel

Comble de l’ironie du sort, ce que j'ai d'abord perçu comme un livre ignorant le Judaïsme, se révèle ressembler étrangement à un cours particulier de mystique juive. Je serais curieux de savoir si Martel s’attendait à ce que ses lecteurs soient suffisamment versés en Kabbale pour saisir son code secret.

Et pourtant, le message véhiculé par L’Histoire de Pi est loin d’être authentiquement juif. Selon Pi, Dieu constitue « la meilleure histoire ».  La croyance en Dieu rend la vie plus riche, plus facile et plus significative – mais n'a pourtant rien de rationnelle En d'autres termes, nous pouvons choisir notre façon de percevoir la réalité, mais quelque soit le choix que nous faisons, l'image n’en est pas plus précise pour autant.

Prendre une décision rationnelle, en toute connaissance de cause, sur l'existence de Dieu.

En revanche, selon le Judaïsmela croyance en Dieu est une démarche extrêmement rationnelle. Une personne a l'obligation d'examiner la validité de l'existence de Dieu, du mieux que sa capacité intellectuelle le lui permette, et prendre ensuite une décision rationnelle, en toute connaissance de cause. Si Dieu est Vrai avec un grand V, alors ce n'est pas seulement une belle histoire, c'est la Réalité avec un grand R.

A présent nous pouvons comprendre pourquoi, du point de vue de Pi, il n'est nullement contradictoire d’appartenir à trois religions différentes. Si Dieu n’est rien de plus qu’une décision subjective pour nous embellir et nous faciliter la vie, alors tout ce qui peut nous aider à atteindre ce but est parfaitement valide. A l’inverse, si nous considérons que Dieu est Vrai, nous avons alors l'obligation de trouver le chemin qui véhicule le mieux l’objectif qu’Il a tracé pour l’humanité.

Le Judaïsme n'a pas la prétention de détenir « l’exclusivité de Dieu ». Bien au contraire, nous ne croyons pas, à l’inverse de l'Islam et du Christianisme, à l’obligation pour toute l'humanité de se convertir au Judaïsme. En fait, chaque nation est libre de servir Dieu à sa manière, à condition de respecter certains principes universels de morale. Car si Dieu est infini, les manières de se relier  à Lui, devraient l’être aussi.

L'Islam, le Christianisme et l'Hindouisme ne peuvent pas tous constituer l’« Absolue Vérité ». Ils peuvent chacun exprimer des aspects communs de Dieu, à condition s’ils ne se contredisent pas. Par exemple, bien qu’un Musulman croie que Jésus était un prophète, ils considèrent le fait de l’appeler dieu comme un blasphème. De même, les Chrétiens et les Musulmans considèrent la croyance en les nombreux dieux de l'Hindouisme comme de l'idolâtrie. Ils ne peuvent donc pas tous avoir raison.

Pi perçoit la croyance en Dieu comme une bonne idée, un choix bien pensé dans la réalité subjective de la modernité. Mais les Juifs, en revanche, sont convaincus qu'Il constituent la Seule et l'Unique Réalité.

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